A Tale of Two Cultures: Qualitative and Quantitative Research in the Social Sciences

Voici un livre important, qui permet d’aborder de manière structurée la difficulté des sciences sociales à trancher entre méthodes qualitatives et méthodes quantitatives pour tenter de saisir les faits sociaux.

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Dans la science politique américaine, la tendance positiviste dominante consiste à essayer d’identifier des causalités et, pour cela, les études privilégiant un grand nombre de cas comparés aux moyens de statistiques élaborées sont vues comme permettant d’identifier des causalités de manière plus rigoureuse que des études qualitatives, souvent perçues comme soumises aux biais de l’observateur. Dans un célèbre manuel de méthodologie des sciences sociales, King, Keohane et Verba sont d’ailleurs explicites: il ne faudrait utiliser les méthodes qualitatives que lorsqu’une étude quantitative est impossible (par exemple, faute de cas suffisamment nombreux pour constituer un échantillon suffisamment représentatif). Les approches qualitatives sont ainsi vues comme étant un complément potentiel aux approches quantitatives, mais la manière d’identifier les causalités serait la même: les différences entre approches seraient donc seulement méthodologiques mais ressortiraient de la même logique de connaissance du réel.

Goertz et Mahoney s’élèvent contre cette tendance, et s’attachent à montrer qu’approches qualitatives et approches quantitatives constituent deux « cultures » différentes avec leurs propres normes internes de conduite de la recherche, que ces deux cultures ne sont pas interchangeables et qu’il est donc vain de les opposer.

Leur principal argument est que les fondements mathématiques des deux cultures sont différents, et donc incompatibles. Ainsi, les statistiques sont le fondement mathématique des approches quantitatives. Au contraire, les fondements mathématique des approches qualitatives sont la théorie des ensembles et la logique, qui identifient les causalités en termes de conditions nécessaires et/ou de conditions suffisantes, là où les statistiques sont beaucoup plus déterministes. Les auteurs évoquent également les deux définitions de la cause avancées par Hume: « une cause est un objet suivi par un autre, et où tous les objets similaires au premier sont suivis par des objets similaires au second. Ou en d’autres mots, si le premier objet n’avait pas été, le second n’aurait jamais pu exister ». Évidemment, ces deux définitions de la cause ne sont pas logiquement équivalente (la première implique une régularité dans la répétition, tandis que la seconde suppose une analyse contre-factuelle), et l’équivalence créée par Hume entre les deux est au mieux douteuse. Goertz et Mahoney montrent que la première approche correspond à la culture quantitative, là où la seconde correspond aux approches qualitatives.

Armés de ce retour aux fondamentaux mathématiques et philosophiques, les deux auteurs parcourent le champ de la méthodologie des sciences sociales en illustrant les conséquences des deux « cultures » sur la manière dont la recherche est conduite. Ils abordent ainsi les notions de causalité dans chacune des cultures, la conduite des études de cas,  la mesure de chacune des variables identifiées par le chercheur sur le résultat observé, ou encore les questions fondamentales de sélection des études de cas et de généralisation. A chaque fois, ils montrent comment les différentes cultures conduisent la recherche et, surtout,  que les deux approches sont également légitimes mais que, reposant sur des présupposés mathématiques différents, il ne sert à rien de les opposer.

Chaque chapitre peut être lu individuellement, et l’ouvrage constitue donc un excellent manuel de méthodologie. Surtout, les auteurs utilisent des exemples tirés de l’ensemble des sciences sociales (relations internationales, sociologie, science politique, etc.) pour illustrer la manière dont chaque culture construit sa recherche. Cette variété permet aux spécialistes de l’une des disciplines d’éventuellement élargir leur palette méthodologique en s’inspirant d’autres approches: la large bibliographie fournie à la fin de chaque chapitre et à la fin de l’ouvrage y contribue.

L’ouvrage est principalement destiné à un public de quantitativistes américains, afin de les sensibiliser aux apports des approches qualitatives. Néanmoins, lu dans un contexte français où la science politique est dominée par la sociologie politique et s’enferme dans des débats sur le degré de réflexivité du chercheur, il risque également de surprendre: l’ouvrage est clairement positiviste (en ce sens qu’il postule qu’une connaissance du monde est possible en soi), et les auteurs sont explicites lorsqu’ils annoncent que les méthodes qualitatives présentées ne s’appliquent pas à des approches post-positivistes. Espérons néanmoins qu’il sera lu et discuté comme il le mérite.

Quelle est alors la valeur ajoutée de cet ouvrage pour la recherche stratégique? Les études stratégiques françaises sont principalement dominées par les historiens, faute de combattants en quelque sorte. Les politistes français ont massivement investi la sociologie politique, et considèrent en général les études militaires (au sens large) comme illégitimes. Les rares qui se réclament des relations internationales le font pour nier leur existence (Badie, Devin, etc.), ou alors étudient les questions de guerre et de conflit au niveau international, sans se plonger dans la conduite de la guerre, le warfare. Un certain Laurent me disait d’ailleurs que ce type de politistes ne cache pas son mépris envers les historiens militaires, ce qui est à la fois stupide et dommage. Au final, les politistes travaillant sur les questions stratégiques ne sont pas à l’Université (ou alors isolés, voir le cas de Bastien Irondelle, Frédéric Ramel…), et se retrouvent dans des think-tanks tels que l’IFRI (où Corentin Brustlein et Etienne de Durand -entre autres- font un travail remarquable et complètement ignoré par l’Université). Cette situation est dommageable, car elle exclut du champ universitaire toute un partie du savoir en science politique, alors que la demande des étudiants sur ces questions est importante: n’ayant pas de solution clef en main (et matériellement réalisable) pour changer cet état de fait, je me contente de le déplorer.

Soyons clairs: nul ne nie l’indispensable étude et connaissance de l’histoire militaire pour étudier les questions stratégiques. Mais les historiens sont, par nature, enclins à privilégier la contingence des évènements par rapport aux régularités et aux causalités que les politistes s’attachent à identifier. Ceux-ci ont alors un rôle important à jouer dans l’analyse stratégique, qui implique par nature l’identification de régularités et un degré de théorisation. Les politistes anglo-saxons ont développé des méthodes très sophistiquées, exposées dans cet ouvrage, pour conduire une recherche comparative et généralisable selon des critères stricts, qui manquent bien souvent aux historiens.  Un ouvrage mêlant connaissance historique profonde, méthodologie précise et approches quantitatives tel que celui de Michael Horowitzest, pour l’instant, malheureusement impossible à écrire en France. Espérons qu’un livre tel que celui présenté permettra de poser les bases d’un dialogue inter-disciplinaire qui fait cruellement défaut entre politistes et historiens et restreint la qualité de la recherche stratégique française.

Olivier Schmitt

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