Contrairement à ce que son titre pourrait suggérer, cet ouvrage ne propose pas de théorie de la guerre moderne. Au contraire, l’ambition est d’étudier de manière critique tout un ensemble de concepts intégrés aux doctrines des forces armées contemporaines et qui ont fleuri au cours des vingt dernières années. Dans l’ensemble, les différentes contributions réunies dans ce volume sont d’excellentes qualité et en font un outil de travail indispensable pour les chercheurs en études stratégiques.
L’équipe réunie par les directeurs de l’ouvrage comprend des stratégistes anglo-saxons confirmés (Antulio Echevarria, Steven Metz, David Kilcullen) et une jeune génération d’auteurs nordiques, danois ou norvégiens, dont certains sont déjà connus (Dag Henricksen) et d’autres des figures montantes des études stratégiques (Jens Ringsmose).
L’introduction de l’ouvrage par Hew Strachan, directeur du Changing Character of War Programme de l’université d’Oxford en justifierait à elle seule l’achat. Combinant érudition, profondeur analytique, amplitude historique et un style particulièrement fluide, Strachan remet en question la notion de changement des conflits et, en bon Clausewitzien, étudie la dialectique entre la nature (permanente) et le caractère (mouvant) de la guerre. L’idée n’est pas neuve, ce que Strachan admet lui-même, mais il s’agit tout simplement du meilleur développement sur le sujet que j’ai eu l’occasion de lire. Le texte mériterait d’être une lecture obligatoire pour les cours d’introduction à l’histoire militaire ou aux relations internationales.
La suite de l’ouvrage est divisée en trois parties. La première revient sur le caractère prétendument nouveau des guerres modernes. Jan Angstrom commence par étudier la notion d’asymétrie, et identifie quatre acceptions du termes « guerres asymétriques ». Celles-ci peuvent recouvrir une asymétrie de puissance, organisationnelle (entre Etats et acteurs non-étatiques), « configurative » (qui correspond au contournement tactique du fort par le faible) et normative (un acteur refusant d’utiliser les moyens qu’un autre acteur s’autorise). Angstrom avance qu’étudier l’asymétrie configurative a peu de valeur analytique, puisqu’il s’agit tout simplement d’un acte normal à la guerre, et que l’asymétrie organisationnelle ne permet pas de bâtir une notion différente de celle de guérilla. Selon lui, étudier l’asymétrie en termes de puissance ou de normes est probablement intellectuellement plus fructueux. Echevarria poursuit l’analyse en critiquant la tendance de certains théoriciens américains à parler de guerres de 4e, 5e, voire 6e génération. Echevarria retrace l’origine de ces concepts, et montre leur vacuité intellectuelle. Ce faisant, il donne un excellent exemple du fonctionnement du débat stratégique américain. Ce chapitre est suivi par une démolition en règle du concept de « nouvelles guerres » développé par Mary Kaldor, en montrant le manque de profondeur historique de la notion, sa faiblesse empirique et son peu d’intérêt analytique. Encore une fois, rien de bien neuf dans cette critique du concept, mais l’auteur fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle envers le travail de Kaldor, ce qui rend sa critique encore plus pertinente.
La deuxième partie, qui constitue le coeur de l’ouvrage, est centrée sur les concepts censés permettre de combattre au mieux au sein de ces « nouvelles guerres ». On y trouve deux bons chapitres de synthèse sur les notions de guérilla et d’insurrections, ainsi qu’un chapitre décevant sur le terrorisme. Ringsmose pose une excellente question: « est-il possible pour une alliance de conduire une campagne de contre-insurrection? », à laquelle il répond par la négative, conseillant à l’OTAN de se concentrer sur la formation de l’armée afghane plutôt que sur la conduite des opérations. L’analyse est intéressante, mais nécessiterait de plus amples développement: les guerres de coalition sont le lot commun de l’humanité depuis au moins la création de la coalition achéenne contre Troie, et les problèmes de coordination sont bien connus. Dans ce cas, la question ne porte pas tant sur la possibilité de conduire une campagne de contre-insurrection, mais sur l’efficacité des actions multinationales en tant que telles. Les deux chapitres suivants traitent des doctrines aériennes, en particulier du concept d’opérations basées sur les effets (effects-based operations, EBO). Saeveraas retrace l’origine du concept, sa promotion par Deptula après la guerre du Golfe (révélant d’ailleurs une certaine malhonnêteté intellectuelle de la part de Deptula qui n’hésite pas à plagier ses propres travaux en les présentant comme nouveaux), jusqu’à son abandon officiel promulgué par le Général Mattis en 2008. Le chapitre est réellement excellent, et nous emmène dans les méandres des luttes de pouvoir au sein de l’armée américaine, tout en faisant le lien avec l’application du concept sur le terrain. Ce chapitre est suivi et complété par une critique du manque de réflexion doctrinale au sein des officiers de l’armée de l’air, fascinés par la tactique au détriment de la réflexion sur la conduite des opérations. Cette critique sonne juste, mais semble limitée aux Etats-Unis et à un certain nombre de pays ayant suivi aveuglément leurs développements doctrinaux (Norvège, Pays-Bas). Le chapitre est intéressant, mais ses généralisations à l’ensemble des forces occidentales sont erronées: l’ouvrage de Christian Anrig donne une vision bien plus nuancée de ces développements doctrinaux en Europe. La chapitre suivant sur la guerre réseau-centrée (Network-centric warfare) est très étrange. Assez mal écrit, il offre néanmoins une bonne synthèse de l’origine du concept et une critique équilibrée. Mais il propose de l’amender en s’inspirant de la littérature académique sur la gestion des risques physiques dans l’environnement de travail, et j’avoue ne pas avoir très bien compris les développements des auteurs: ceux-ci semblent prendre pour acquis que le lecteur maîtrise cette littérature et la résument en une page, et la contribution m’a semblé très limitée…
Les trois derniers chapitres sont assez décevants au regard de leurs prédécesseurs. Les auteurs ressassent, en moins bien, les développements sur la prétendue nouveauté des guerres contemporaines et le chapitre conclusif de Kilcullen sur la guerre irrégulière n’est qu’un condensé, assez mal inspiré d’ailleurs, de ses autres écrits.
On peut certainement critiquer certains partis-pris de l’ouvrage. Par exemple, la tendance à généraliser à l’ensemble des forces occidentales ce qui est principalement des problèmes doctrinaux américains est assez agaçante, mais révélatrice de l’acceptation par les Nordiques de concepts américains sans discussion critique. On peut également reprocher à l’ouvrage de ne pas offrir de solution et de plus critiquer que proposer (c’était censé être le rôle de la troisième partie, mais celle-ci est, comme nous l’avons dit, décevante). Néanmoins, il s’agit clairement d’un ouvrage de référence sur le développement de concepts doctrinaux au cours de l’histoire récente, qui mérite plus que largement sa place dans toute bonne bibliothèque stratégique.
Olivier Schmitt