L’historiographie classique de la discipline des relations internationales veut que celle-ci se serait structurée selon quatre grand « débats » successifs en une centaine d’années. Le premier débat aurait eu lieu durant l’entre-deux guerres et aurait opposé les libéraux, marqués par la Première Guerre Mondiale et partisans de la Ligue des Nations et de la paix par le droit aux réalistes, pour qui les considérations de puissance sont indispensables à l’analyse des relations internationales. L’ouvrage le plus cité de cette période et défendant ce point de vue étant bien sûr The Twenty Years Crisis de Carr. Ce premier débat aurait été remporté par les réalistes, la Seconde Guerre Mondiale décrédibilisant les libéraux. Le deuxième grand débat aurait eu lieu dans les années 1960, et aurait opposé les partisans des approches traditionnelles des relations internationales (inspirées par l’histoire et la philosophie politique et considérant les relations internationales comme un champ autonome caractérisé par l’anarchie) aux tenants de la révolution béhavioriste alors en cours aux Etats-Unis, qui niaient l’existence d’un champ international spécifique et voulaient « scientificiser » l’étude des relations internationales. Ce débat aurait été remporté par les béhavioristes. Le troisième débat aurait eu lieu dans les années 1980, et aurait opposé les tenants du positivisme aux approches post-positivistes et réflexives: le débat se serait donc déplacé vers des questions de philosophie des sciences. Enfin, le quatrième débat, aussi appelé « débat paradigmatique » a opposé dans les années 1990 les écoles néo-réalistes, néo-libérales et les différents courants constructivistes (constructivisme modéré, post-positivistes, etc.). Heureusement, ces débats paradigmatiques sont terminés, et la discipline des relations internationales s’occupe maintenant bien moins de grande théorie que de « théories intermédiaires », c’est-à-dire le développement de théories empruntant à plusieurs courants afin de résoudre des problèmes empiriques spécifiques, même si nous enseignons toujours à nos étudiants les grands paradigmes par facilité et par habitude. Avec l’abandon des conflits inter-paradigmatiques, la discipline est devenue de plus en plus réflexive sur sa propre histoire, et notamment sur le « premier débat » entre libéraux et réalistes dont l’existence a été de plus en plus contestée. Revenir sur ce débat est tout l’objet de cet excellent livredirigé par Brian C. Schmidt, qui est l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire intellectuelle des Relations Internationales.
Depuis le milieu des années 1990, un certain nombre d’historiens « révisionnistes » de la discipline des relations internationales ont remis en cause l’existence d’un premier « grand débat » entre réalistes et libéraux dans l’entre-deux guerre pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ils ont montré que les penseurs présentés comme « libéraux » (Norman Angell, Arnold Toynbee, etc.) n’étaient pas le groupe de naïfs irresponsables que Carr se plaît à dépeindre dans son pamphlet: les idées sont variées, et beaucoup de « libéraux » prennent en compte les contraintes de la politique internationale. Surtout, il est impossible de parler de « débat », puisque les principaux protagonistes ne se définissent pas eux-mêmes comme réalistes ou libéraux. Il y a bien différents courants intellectuels réfléchissant aux relations internationales dans l’entre-deux guerres, mais aucun ne correspond aux descriptions des « réalistes » ou des « libéraux » qui ont ensuite été popularisées dans la discipline. L’ouvrage fait ainsi un état des lieux des débats sur la question, en republiant trois des articles originaux remettant en question l’existence du « premier débat » (dont un article d’Andreas Osiander qui, après avoir démonté la construction du« mythe de Westphalie » a apparemment décidé de se faire une spécialité dans la remise en cause des mythes de la discipline) et cinq chapitres inédits.
Quels sont les principaux résultats de cette analyse? Tout d’abord, personne ne remet plus en cause les conclusions des historiens révisionnistes: le premier débat est largement une reconstruction a posteriori où les témoignages des acteurs, une acceptation sans critique de Carr et une lecture un peu rapide de Kuhn (permettant d’importer son modèle d’anomalie et de crises comme moteur du progrès scientifique) ont sédimenté le mythe. Les auteurs montrent que la reconstruction a posteriori d’un grand débat a permis de sédimenter la discipline « relations internationales » et de la différencier de l’histoire et du droit. Il y a bien eu un débat entre idéalistes et réalistes, mais celui-ci s’est tenu après la Seconde Guerre Mondiale (et non avant), et s’est en fait centré autour de la question de l’intérêt national américain. Le débat a opposé les libéraux, confiants dans les valeurs de progrès et de liberté incarnées par l’Amérique aux réalistes, en premier chef Morgenthau, pour qui cette vision idéaliste d’une supériorité morale américaine sert de faux-nez à des ambitions de puissance non-assumées, et estcontre-productive: se croire systématiquement dans son droit est humiliant pour les partenaires et est le meilleur moyen de se faire des ennemis dans un monde imparfait, où le recours à la force est toujours possible.
Les différentes contributions permettent bien de remettre en perspective nos connaissances sur l’opposition entre réalistes et libéraux. Surtout, elles montrent que les libéraux n’étaient pas aussi naïf que l’on veut bien le croire, et que les réalistes ne sont pas les monstres de cynisme défenseurs de la « realpolitik » étrangers à toute morale. Morgenthau est un juriste qui rappelle toujours la nécessité de la morale dans l’action politique internationale, et Carr, proche du marxisme (c’est pour cela qu’il condamne l’optimisme démocratique comme une « idéologie »), plaide pour un salaire commun, ainsi que des habitats, transports et vêtements gratuits! On est loin de l’ignoble réaliste que se plaisent à dépeindre certains internationalistes paresseux, qui aiment à se faire peur en se créant des épouvantails imaginaires. On observe également que cette histoire est principalement anglo-saxonne: les débats ont lieu dans l’entre-deux guerres en Grande-Bretagne, où a été fondée la première chaire de relations internationales, avant de se déplacer aux Etats-Unis. La réflexion française est fondamentalement absente de ces débats, qui se passent sans prendre en considération les penseurs et chercheurs Français. Il serait intéressant de se pencher sur les débats de politique étrangère de l’entre-deux guerres en France et voir si des interactions entre Français et Britanniques ont eu lieu. Durosselle aborde malheureusement peu ces questions dans on ouvrage. Pour l’après-guerre, on sait grâce à Christian Malis le rôle de passeur joué par Raymond Aron.
Fondamentalement, le réexamen de ce faux-premier débat permet de poser des questions sur l’état de la discipline des relations internationales. Comme nous l’avons dit, le temps des guerres inter-paradigmatiques est terminé, et c’est tant mieux. Néanmoins, la discipline souffre toujours de la distinction entre théorie « scientifique » des relations internationales (cherchant à expliquer le monde) et théorie « normative » des relations internationales (cherchant à le transformer). La relecture de ces auteurs nous rappelle qu’avant d’être des penseurs des relations internationales, ils étaient des penseurs du politique, et du dilemme entre la morale et l’action qui se pose à la philosophie politique occidentale depuis la distinction posée par Aristote entre la theoria (contemplation du vrai), la praxis(l’action) et la poiesis (la fabrication). La politique relève fondamentalement de l’articulation entre latheoria et la praxis, entre ce qu’il est souhaitable de faire et ce qu’il est possible de faire. Il est regrettable que la réflexion philosophique sur la nature du politique ne soit plus que marginalement abordée en relations internationales suite au tournant béhavioriste. Si la discipline anglo-saxonne souffre de cette division, nous ne pouvons que regretter l’impasse dans laquelle s’enferment la plupart des internationalistes Français en adoptant une « sociologie des relations internationales » au contenu aussi vague que la méthode est faible, et qui consiste à nier l’existence des relations internationales en appliquant à « l’international » les questionnements classiques de sociologie politique. Il est d’ailleurs piquant que, pour ce faire, ils adoptent le même type d’arguments que les béhavioristes des années 1960, qui font pourtant partie de leurs ennemis attitrés (au même titre que les épouvantails imaginaires qu’ils aiment à se créer régulièrement). Pourtant, la France dispose d’un penseur original et profond en la personne de Raymond Aron, qui a tenté de réunir les considérations historiques, politiques, stratégiques et morales dans son approche. Poursuivre l’œuvre de Raymond Aron en articulant ces différentes dimensions dans l’analyse est particulièrement mal vu en France en ce moment, mais constitue certainement la voie de recherche la plus prometteuse et la plus intéressante maintenant que les débats caricaturaux entre paradigmes rivaux sont terminés. La lecture de cet excellent ouvrage et des débats sur la dialectique de la puissance et de la morale qui ont opposé les auteurs décrits dans ces pages permettra de ne pas avoir à ré-inventer la roue.
Olivier Schmitt