War and War Crimes est un livre original sachant combiner réflexion théorique rigoureuse et applications pratiques à l’usage de la communauté militaire. L’auteur, James Gow, est professeur au département des War Studies du King’s College London, et spécialiste des conflits en ex-Yougoslavie. Il a également été conseiller du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie et, à ce titre, historiquement le tout premier témoin a avoir été appelé à la barre lors d’un procès pénal international. Dans ce texte, Gow cherche à étudier l’impact du droit de la guerre (ou Droit International Humanitaire, DIH) sur la conduite des opérations, à la lumière des développements récents des contextes stratégiques et politiques. Ce faisant, il livre une fine analyse des difficultés contemporaines posées par le DIH aux militaires en opération.
Gow commence par analyser le contexte stratégique récent en montrant, à la suite de Rupert Smith, que le problème de l’action militaire n’est plus d’obtenir une destruction, mais un effet sur les centres de gravités de l’adversaire, qui passe en particulier par la persuasion de sa population. Ainsi, outre l’emploi de la force, la légitimité d’une action militaire est devenue un critère fondamental de l’efficacité stratégique d’une intervention. La légitimité de l’action est conférée par plusieurs éléments: tout d’abord des bases solides (résolution du conseil de sécurité, normes culturelles acceptées, etc.), mais également par des comportements appropriés sur le terrain. Par exemple, l’intervention américaine en Irak de 2003 s’est faite sur des bases juridiques et normatives particulièrement instables (sans accord du CSNU et brisant ainsi la norme de non-invasion d’un Etat souverain qui est largement partagée depuis 1945), mais l’entreprise a été définitivement délégitimée avec la révélation des graves violations des droits de l’homme ayant eu lieu à la prison d’Abou Graïb. A ce stade, quelle qu’ait pu être l’action des troupes américaines sur le terrain, elle était marquée du sceau de l’illégitimité. Pour expliquer ce nouveau contexte, Gow forge le concept de « trinité cube plus », ou « trinité³+ ». Ce nom étrange, qui évoque un menu dans une chaîne de fast-food, est un élargissement du concept clausewitzien. On sait que la trinité originale est composée du peuple, de l’armée et du gouvernement. Ainsi, en cas de conflit, une trinité est opposée à une autre. Or, dans le contexte actuel de diffusion instantanée des images et des informations, les belligérants se doivent de gérer leurs populations, forces armées et gouvernement tout en influençant ou détruisant ceux de l’adversaire, ce qui est traditionnel. Mais ils doivent en plus prendre en considération les populations, gouvernement et forces armées de tous les acteurs qui ne prennent pas part au conflit mais qui l’observent, participant ainsi de la légitimation ou non d’une action militaire. Comme le remarquait Emile Simpson, les audiences se sont multipliées. Ainsi, le respect des règles de DIH est devenu un objectif majeur, puisque les crimes de guerre sont maintenant largement médiatisés et influencent la conduite stratégique d’une intervention.
Après cette description du contexte stratégique, Gow se livre à une utile synthèse des développements majeurs du DIH depuis Nuremberg, et il reprend la thèse de Guglielmo Verdirame selon laquelle les récents développements juridiques voient un rapprochement de plus en plus important entre le DIH traditionnel et le corpus juridique protégeant les droits de l’homme (ou droits humains). Ces développements ne doivent pas être pris à la légère, car ils participent à la définition de ce qui est autorisé ou non lors de la conduite des opérations. Le droit et la force sont intrinsèquement liés, puisque le droit a historiquement servi à justifier des prétentions (par exemple territoriales), tandis que la force permettait d’appliquer les décisions juridiques sur une scène internationale privée d’autorité s’imposant aux Etats. Mais le respect du DIH permet aussi de s’assurer de la légitimité d’une intervention, et cette tendance à la condamnation des crimes de guerre, marquée par le développement des cours pénales internationales, concerne au premier chef les études stratégiques.
Gow passe alors au coeur de son analyse, une étude de la manière dont les chefs militaires tentent de résoudre ces dilemmes. Pour ce faire, il a conduit une enquête auprès des officiers stagiaires du Royal College of Defence Studies (l’équivalent du Centre des Hautes Etudes Militaires) basée sur des entretiens individuels et collectifs. Les résultats sont particulièrement intéressants, en particulier car ils montrent une quasi-unanimité parmi les stagiaires de près d’une centaine de pays différents sur ce qui est considéré comme autorisé ou non lors de la conduite des opérations. En ce sens, il est clair que les principes de base du DIH tels que la nécessité ou la proportionnalité sont assimilés et universellement perçus comme justifiés. En revanche, les militaires regrettent bien souvent que des tribunaux civils soient incapables d’apprécier ce que leur métier comporte d’imprévisibilité, de « coup d’oeil » et de spécificité. Cette méconnaissance du fonctionnement des armées peut conduire, par exemple, à formuler des revendications complètement irréalistes en termes de discriminations ou de précision des munitions utilisées. Néanmoins, les militaires sont conscient d’être pris entre deux feux: si des accusations de crimes de guerre doivent être jugées, ils craignent d’être injustement traités par une cour civile, tout en reconnaissant qu’une cour militaire serait forcément taxée de complaisance si elle acquittait les suspects. Le maintien de la confiance du public dans leur armée est vu comme une nécessité stratégique, mais qui passe par une plus grande responsabilisation des politiques, qui au final décident ou non d’une intervention.
Gow finit son analyse par un certain nombre d’études de cas (traitement des prisonniers de guerre lors d’une opération spéciale, bombes à sous-munitions, utilisation de l’artillerie lors d’un siège) en montrant l’ambiguïté inhérente à certaines actions. Par exemple, le DIH n’est pas clair sur les relations entre le traitement des prisonniers et la nécessité de protection des forces. Que se passe-t-il si une opération spéciale fait des prisonniers, mais que s’assurer de leur garde compromet l’exécution de la mission? Les commandos sont-ils autorisés à tuer les prisonniers pour assurer leur protection (un dilemme que Shakespeare évoque lorsque son Henry V exécute ses prisonniers à Azincourt)? Se fondant sur ses entretiens avec les militaires, Gow montre qu’il s’agit de cas litigieux, qui ne peuvent être tranchés que par des experts capables d’apprécier la complexité d’une opération de combat, c’est-à-dire par des militaires eux-mêmes. La conclusion est donc simple: puisque les judiciarisation des opérations militaires est en cours (à la fois devant les tribunaux pénaux nationaux et internationaux), il est absolument indispensable de trouver des formules d’association des militaires aux décisions juridiques, car ils sont les seuls à pouvoir estimer ce qui relève de la nécessité opérationnelle ou non. Cette association permettra d’assurer l’objectif stratégique d’une confiance réciproque entre la population et ses forces armées, et permettra de renforcer la légitimité d’une intervention si une justice équitable est assurée.
L’ouvrage de Gow est intéressant car il n’est pas naïf. Loin de l’absolutisme juridique de certaines ONGs ou avocats, il rappelle que le droit est ce que l’on en fait (et qu’il est donc intrinsèquement politique), et donne la parole aux militaires eux-mêmes, révélant ainsi toute la complexité d’une situation de combat et son ambivalence potentielle à l’égard du DIH. En retour, son inscription de la légitimité comme objectif stratégique permet de s’adresser à ceux qui seraient tentés de considérer les règles juridiques seulement comme une entrave à l’action militaire. Au contraire, elles font partie du contexte contemporain des interventions et doivent être intégrées dans la stratégie employée. Au final, il s’agit d’un livre majeur qui doit être largement diffusé, tant son analyse nuancée des relations entre DIH et conduite des opérations apporte au débat sur la judiciarisation des opérations.
Olivier Schmitt