Le futur est parmi nous, et il risque de nous faire perdre notre humanité si l’on y prend pas garde. Voilà en substance la thèse de Christopher Cocker, professeur de relations internationales à la London School of Economics and Social Sciences, dans son dernier ouvrage. Coker étudie les développements technologiques probables dans trois grands domaines: le digital, le cybernétique et le biomédical, et interroge comment la potentielle réalisation de ces promesses technologiques peut changer la manière dont nous conduisons la guerre, mais surtout la nature même de ce qui constitue notre humanité.
Fort d’une immense culture, Cocker brasse un ensemble de champs scientifiques proprement stupéfiant pour appuyer son argumentation. Il passe sans peine d’un commentaire subtil de Wittgenstein, à une analyse de la figure de l’honneur dans l’Iliade (centrée autour du personnage d’Achille), à une discussion des récentes avancées de la biologie évolutionniste et de ce qu’elles nous disent du fonctionnement de notre cerveau, en passant par des références innombrables à la culture populaire ou la science-fiction. Le résultat est assez déroutant, souvent intéressant, mais aussi parfois désagréable à lire: l’impression que l’auteur se livre à un « name-dropping » sauvage n’est malheureusement jamais très loin, et le survol parfois caricatural de tel ou tel champ disciplinaire est assez régulier.
Pourtant, Cocker est rempli de bonnes intentions, et surtout de bonnes idées. Il est volontairement le plus négatif possible dans sa vision des futurs développements technologiques afin de nous faire réfléchir aux risques de nous laisser séduire par la technologisation à outrance. Car voilà l’ennemi: les « geeks »! Non pas les adolescents rivés aux jeux vidéos, mais les tenants d’une attitude particulière à l’égard de la vie, à savoir les scientifiques pensant que l’on peut régenter, compartimentaliser, prévoir, bref, dénaturaliser notre humanité. Dans cette attitude, Cocker englobe aussi bien ceux qui veulent donner des sentiments moraux aux robots, au prétexte qu’un algorithme sera toujours plus cohérent qu’un être humain dans ses décisions, que ceux qui réduisent les sentiments humains à un ensemble de substances chimiques émises par le cerveau dans des situations données, condamnant l’homme à n’être plus que pure biologie. Au contraire, Cocker plaide pour la reconnaissance du besoin humain de recherche de la transcendance.
Pour les guerriers, cette transcendance se traduit par la valorisation du courage et du respect d’un code d’honneur rudimentaire qu’on retrouve sous une forme ou une autre dans toutes les cultures guerrières sur la planète. Or, en faisant des soldats des êtres aux réponses automatisées (robots), déshumanisés (dans les différents projets de « soldats-cyborgs ») ou aux émotions et sensations régulées à distance (grâce à des substances introduites directement dans le cerveau et le corps), nous courons un véritable risque de perdre notre humanité.
La thèse est osée et, comme toutes les thèses, parfaitement défendable. Il est simplement dommage que Cocker veuille pousser son argument trop loin, ce qui le ridiculise parfois. Par exemple, en s’inquiétant de la mise à distance du théâtre de combat créée par la mise en service de drones, il avance que « l’humanité » du guerrier tient en sa connaissance de l’adversaire en se basant sur les héros de l’Iliade qui s’apostrophent avant de s’embrocher. La référence est belle, mais il est tout de même bien douteux que les servants d’artillerie de la Première Guerre Mondiale ou les pilotes de B-52 aient réellement cherché à « connaître » leurs adversaires. Tout le reste du texte est à l’avenant, et l’on passe son temps à alterner entre vrais éclairs de génie et démonstrations plus que fumeuses, renforcées par l’impression désagréable que Cocker écrit comme il parle, ce qui s’ajoute au problème stylistique déjà évoqué. A ce titre, on peut regretter que l’éditeur n’ait pas fait un meilleur travail d’amélioration du texte mais aussi de mise en forme, puisqu’il est fréquent de rencontrer des typos sur les noms d’auteurs, quelques fautes d’orthographe ou encore des liens hypertextes au milieu d’une citation (alors qu’ils devraient se trouver avec les notes de fin). Ce n’est pas tragique, mais renforce l’agacement qui peut sortir de la lecture de certains passages plutôt fumeux de l’ouvrage.
Au final, que restera-t-il de ce « Warrior Geeks »? Il sera soit lu comme un livre prophétique dans 50 ans soit, selon toutes probabilités, il sera oublié très prochainement. Je ne peux le conseiller à un lecteur curieux des développements contemporains du champ de bataille: Cocker réfléchit au pire des scénarios possibles si des technologies balbutiantes arrivent à maturité dans deux générations ou plus et l’ouvrage est donc déconnecté des problématiques actuelles. Ses références philosophiques, littéraires ou scientifiques très nombreuses le destinent également à un lecteur averti, qui aime les spéculations futuristes et s’intéresse aux liens entre humanité et technologie.
Olivier Schmitt