Voici un ouvrage collectif particulièrement intéressant, qui revient sur la conduite des interventions occidentales en Afghanistan et en Irak à la suite du 11 septembre. Plus spécifiquement, les auteurs explorent les différentes facettes d’une même question, évoquée dans le titre de l’ouvrage: comment notre manière de faire la guerre a-t-elle évolué depuis les attentats du 11 septembre?
L’ouvrage est divisé en trois grandes parties, elles-mêmes composées de trois chapitres, ce qui ravira certainement les amateurs de la dissertation normalienne, qui comme chacun sait s’oppose à la dissertation « Sciences Po » ou juridique composée de deux parties et deux sous-parties.
La première partie évoque les réponses des Etats-Unis et de leurs alliés occidentaux à l’escalade brutale par Al-Qaïda le 11 septembre 2001 de la guerre décrétée par le groupe terroriste: conflit en Afghanistan, « guerre à la terreur » et lien fallacieux entre le risque djihadiste à la possession d’armes de destruction massives par Saddam Hussein. Le premier chapitre, écrit par Andrew J. Bacevich, critique bien connu de la politique de défense américaine, avance que la réponse militaire initiée par les Etats-Unis n’est absolument pas neuve, et qu’elle correspond en fait à une conviction profonde appuyée par une longue tradition interventionniste (partagée avec Israël) que l’usage de la force militaire est le meilleur moyen de résoudre les problèmes de sécurité nationale. Bacevich est comme toujours outrancier, mais soulève la question de la culture américaine et de son rapport aux forces armées, dans un chapitre somme toute très classique mais pas inintéressant.
Le meilleur chapitre de cette première partie est sans aucun doute le second, dans lequel Peter Feaver et Stephen Biddle évoquent les potentielles réponses de l’administration Bush après le 11 septembre. Pour ce faire, les auteurs commencent à identifier la grande stratégie des Etats-Unis après la fin de la Guerre Froide, et avancent que cette grande stratégie a eu pour objectif d’éviter une nouvelle Guerre Froide et l’émergence d’un « peer competitor ». Cette grande stratégie s’appuie sur quatre piliers. Le premier pilier, surnommé « main de fer dans un gant de velours », consiste à disposer d’un appareil militaire largement supérieur à celui d’autres rivaux potentiels, tout en tentant d’accommoder ces rivaux en les socialisant au sein d’organisations multinationales (G8, OMC, etc.). Le deuxième pilier est la promotion de valeurs démocratiques, l’idée étant qu’en rendant le monde plus similaire aux Etats-Unis, les risques de conflits seraient moindres. Le troisième pilier est l’équivalent économique du second puisqu’il s’agit de la promotion des valeurs de libre-échange et de capitalisme de marché. Enfin, le quatrième pilier consiste en la lutte contre la principale menace de long terme identifiée: la diffusion d’armes de destruction massive à des Etats hostiles. Le 11 septembre changea cette structure en promouvant la lutte contre le terrorisme au rang de cinquième pilier de la grande stratégie américaine. A partir de cette analyse, les auteurs bâtissent une série de contre-factuels étudiant les autres options disponibles pour les dirigeants américains, et leurs conséquences probables. Que ce serait-il (probablement) passé si les Etats-Unis n’avaient pas élevé la lutte contre le terrorisme en cinquième pilier de leur grande stratégie, ou au contraire, s’ils avaient subordonné cette grande stratégie à l’élimination de la menace terroriste? Et que se serait-il passé si l’option purement contre-terroriste avait prévalu en Afghanistan en 2001, ou au contraire si une invasion de grande ampleur (avec des ressources bien plus significatives) avait été conduite? Pour chacun de ces quatre contre-factuels, les auteurs étudient les conséquences militaires, mais aussi stratégiques et politiques de ces choix, et le résultat est particulièrement convainquant. L’aspect le plus intéressant de leur analyse, est qu’aucun des scénarii esquissé n’est radicalement meilleur, ou radicalement inférieur, au monde que nous connaissons, car si chacune des possibilités a de nombreux avantages, elle comporte aussi plusieurs problèmes. Les Etats-Unis avaient donc plusieurs choix, mais aucun n’aurait été particulièrement bénéfique. Les auteurs montrent ainsi que la décision politique, comme le savait déjà Aron, ne se fait pas entre le bien et le mal mais entre le préférable et le détestable, et avancent que la vraie réforme stratégique américaine doit consister à offrir une plus large palette d’options aux décideurs, avec des choix aux conséquences meilleures que d’autres de manière évidente: plutôt que de pouvoir offrir une palette de choix 55-45, il s’agit d’obtenir des options 70-30.
Enfin, le chapitre conclusif de cette partie évoque la notion de « war on terror », et montre la persistance de sa structure narrative au sein du discours politique, bien que le terme ait été remplacé en 2006 par la notion complètement anti-stratégique de « longue guerre ». En particulier, le discours de la « war on terror » identifie les Etats-Unis à des victimes innocentes attaquées par des barbares cruels, ce qui empêche la moindre critique ou analyse de la politique étrangère américaine, en particulier au Moyen-Orient. L’auteur va trop loin dans son analyse, en particulier car les discours ne font pas que refléter des structures culturelles profondes qu’il s’agit de démasquer, mais ont une dimension instrumentale en ce sens que les acteurs sont bien plus réflexifs sur leur culture que généralement admis. De plus, il n’existe pas aux Etats-Unis un seul discours dominant, même au sein de l’appareil d’Etat. Néanmoins, en gardant à l’esprit ces réserves, le chapitre vaut le détour.
La deuxième partie, qui évoque l’usage même de la force, souffre d’un très mauvais premier chapitre qui compare les expériences néerlandaises et britanniques en Afghanistan. L’idée est que les Britanniques seraient des « Achilles », avec une culture du guerrier destructeur insensible aux populations locales tandis que les Néerlandais seraient des « Ulysses » rusés et habiles. On retrouve dans ce chapitre le pire de la littérature sur la contre-insurrection qui a pullulé entre 2008 et 2011: utilisation sélective et abusive de l’histoire militaire des deux pays, insensibilité aux variations de contextes politiques, généralisations à l’ensemble de la campagne d’exemples tirés d’une ou deux unités spécifiques, etc. Un chapitre donc à éviter, qui inquiète néanmoins quand on apprend que l’auteur est Professeur des Universités en histoire, enseignant à l’école de guerre des Pays-Bas… Les deux chapitres suivants, en revanche, valent largement le détour. Tout d’abord, Christopher Dandeker interroge en sociologue notre rapport à la définition de la « victoire » au regard de nos expériences en Afghanistan et en Libye, tandis que James Burk évoque l’impact stratégique de l’usage de la torture et la question des réparations morales.
Enfin, la troisième partie aborde la question de la mobilisation des ressources. Tout d’abord, Gerhard Kümmel cherche à savoir s’il y a eu une forme d’isomorphisme au sein de l’OTAN, donc une émulation des Etats-Unis en particulier en terme d’augmentation des ressources, et conclut évidemment que non. Un chapitre pas très original et même en deçà de ce qui est déjà écrit sur le sujet. Le chapitre suivant, en revanche, évoque avec justesse l’utilisation des compagnies de sécurité privées. La spécialiste incontestable du sujet, Deborah Avant, avance que le recours à ces armées privées vient principalement d’un défaut de planification de la part des Etats occidentaux, qui ont sous-estimé les ressources nécessaires aux campagnes d’Irak et d’Afghanistan et ont donc du recourir au marché pour combler des manques capacitaires. En revanche, ce recours a été défaillant car les entreprises de sécurité privées ne remplissent que partiellement, et en plus mal, les tâches qui devraient être dévolues à des soldats. Enfin, Pascal Vennesson s’interroge sur un paradoxe: pourquoi les guerres ayant suivi le 11 septembre ont-elles été des guerres limitées, alors que la rhétorique à la fois islamiste et occidentale aurait au contraire laissé supposer une escalade? Il avance qu’aucun des belligérants n’a réussi à mobiliser l’un des trois éléments de la trinité clausewitzienne: le peuple. Al-Qaïda n’a pas réussi à être acceptée par la large majorité des populations qu’elle prétendait représenter (massacrant d’ailleurs allégrement ses opposants), mais les Etats occidentaux non plus n’ont pas réussi à mobiliser leurs populations. Cette faible mobilisation est la conséquence de plusieurs décennies d’érosion progressive de la confiance entre le peuple et ses dirigeants, affaiblissant à la fois le désir du peuple de servir et le courage des dirigeants de lui demander ses services. L’auteur se demande ainsi quelle est la conséquence pour une culture démocratique d’une population qui ne souhaite plus se mobiliser et supporter le coût de la guerre.
Au final, un excellent ouvrage qui ouvre de nombreuses et utiles pistes de réflexion et propose un retour bienvenu sur la dernière décennie d’interventions. A lire.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)