Le dernier ouvrage de Lawrence Freedman est monumental, tant dans son volume que dans son ambition : retracer une histoire culturelle de la stratégie depuis 3000 ans. Le professeur de War Studies au King’s College London n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. En témoigne de manière éloquente sonEvolution of Nuclear Strategy, plusieurs fois réédité et augmenté. De la même façon que ce dernier,Strategy : A History témoigne de l’érudition de l’auteur, à peine amendée par la focalisation assumée de ce dernier sur le champ occidental (même si Sun Zu y est abordé, principalement à travers sa réception dans les pensées américaine et européenne).
Le livre se présente comme une histoire culturelle de l’idée de stratégie, en lien avec les contextes dans lesquels la notion est utilisée mais aussi avec les pratiques. Il se divise en cinq grandes parties, ce qui fonde en grande partie son originalité. Si la stratégie est en effet abordée prioritairement sous l’angle de la réflexion quant à l’usage de la force entre les unités politiques internationales (les deux première parties), elle est également envisagée sous deux autres aspects qui représentent la moitié de l’ouvrage. Il s’agit d’abord des stratégies de conquête ou de préservation de l’ordre politique interne. Dans cette troisième partie, Freedman examine en effet non seulement les stratégies révolutionnaires ou contestataires mais aussi le lien entre ces dernières et le développement des sciences sociales. La quatrième partie est consacrée à l’aspect managérial de la stratégie et à la manière dont elle s’inscrit dans le fonctionnement des entreprises ainsi que dans celui des politiques économiques. Dans la dernière partie, l’auteur revient sur une des questions épistémologiques centrales de la stratégie. Comprise à la fois comme la science de l’action (comme une praxéologie) ainsi que comme celle de l’agir (analysant l’action), la question centrale est en effet celle de la possibilité d’une stratégie. C’est-à-dire la capacité à articuler fins et moyens et à produire les effets voulus. A cette question, l’auteur répond en soulignant la nécessité de dépasser les théories du choix rationnel et montrant l’importance des narrations stratégiques. Ainsi, si Freedman réfute les interprétations trop restrictives données à la théorie des jeux par exemple, il n’admet la critique de Tolstoï (le fait que les évènements sont toujours imprévisibles car découlant de la somme de l’action de multiples individus) qu’avec beaucoup de restrictions.
Plusieurs thèmes traversent Strategy : A History. En premier lieu, le fait que les stratégies impliquant dialectique des volontés et résistances possibles oscillent entre la force et la ruse. Si il s’agit là de deux idéaux-type (toute stratégie empruntant à l’une ou l’autre), il n’en reste pas moins que les conditionnements culturels et les choix politiques occidentaux conduisent le plus souvent à privilégier la première. La seconde partie de l’ouvrage illustre ainsi comment la recherche de la bataille décisive ou la trop grande schématisation des effets psychologiques et politiques de la force tendent à produire des effets de mode sans toujours de rapport avec les conditions matérielles ou sociopolitiques des conflits. En second lieu, la question de la relation toujours délicate entre fins et moyens est posée de manière incisive. L’auteur démontre tout au long de l’ouvrage que l’inversion est non seulement toujours possible mais également parfois intrinsèque à une stratégie donnée. A cet égard, l’analyse des stratégies non-violentes est éclairante : comprise comme un principe moral, la non-violence peut être contre-productive ou vouée à l’échec, là où, en tant que moyen, elle peut être redoutablement efficace. De manière générale, Freedman souligne bien la pertinence de l’analyse wébérienne en termes d’éthiques de conviction et de responsabilité dans la conduite d’une stratégie. Un troisième thème traversant l’ouvrage est l’écart entre les fins désirables et les moyens à disposition. Loin de considérer que ces derniers sont toujours taillés sur mesure, l’auteur illustre le dilemme persistant découlant de leur écart. Les stratégies révolutionnaires du XIXème siècles sont ainsi caractérisées par un fossé entre les objectifs poursuivis et les moyens de mobilisation disponibles. Plus généralement, l’auteur montre bien comment certains préjugés traversent les époques et conditionnent les mesures prises par les décideurs et entrepreneurs politiques.
Strategy : A History envisage ainsi chacun des penseurs et leurs théories à la fois sous un angle biographique (permettant de restituer leurs évolutions éventuelles, ce qui est loin d’être toujours le cas) et également en soulignant l’écart entre théorie et pratique. En ce sens, Freedman fait œuvre salutaire car il met à bas un certain nombre de mythes qui participent d’ailleurs pleinement de la pensée et de l’action stratégiques. Qu’il s’agisse du rôle et des effets très relatifs de la guérilla ou des stratégies de coercition, des raisons particulières expliquant le succès de Lénine en 1917 en Russie ou bien des errements du mouvement radical américain à la fin des années 1960, le livre répond ainsi à la question du poids respectif de la stratégie et des facteurs contingents dans les déroulements et les conséquences d’une action. S’il ne néglige pas l’apport de la première (s’inscrivant ainsi dans la lignée de Clausewitz qui fait découler de l’existence de frictions la nécessité d’une planification soigneuse), il montre que les seconds l’emportent largement. Au final, c’est non pas à une relativisation de la pensée stratégique que l’auteur invite mais à sa relecture de manière à faire adhérer celle-ci aux conditions sociopolitiques et culturelles.
Si l’ouvrage est sans conteste l’un des meilleurs et des plus complets sur le sujet, il n’en reste pas moins que son accès demande un certain souffle. A cet égard, son utilisation en tant que manuel est pertinente, à condition de s’en tenir aux différents fils conducteurs évoqués plus haut, et que Freedman ne manque pas de rappeler régulièrement. Car c’est certainement sa plus grande force : sa capacité à faire le lien entre des thèmes et des domaines de recherche rarement évoqués ensemble. A ce titre, si on peut regretter parfois l’épaisseur de l’ouvrage, on ne peut que louer la pédagogie avec laquelle sont mises en lumière certaines des interrogations fondamentales en sciences sociales et politiques.
Stéphane Taillat (CREC-St Cyr)