Les journalistes, comme les responsables politiques et le grand public, tendent parfois à expliquer le déclenchement de conflits internationaux par la volonté des dirigeants de s’extraire d’une situation politique intérieure difficile en jouant les aventuriers à l’étranger, ceci afin de renforcer le patriotisme et de susciter l’adhésion autour du régime. En d’autres termes, de s’engager dans des « guerres de diversion ». Si des exemples historiques peuvent être trouvés (le débarquement français à Sidi-Ferruch en 1830 par exemple), l’argument revient bien souvent pour expliquer les conflits récents. Ainsi, Clinton a été accusé d’avoir bombardé les camps d’Al-Quaïda en Afghanistan afin de distraire le public de l’affaire Lewinsky, tandis que Nicolas Sarkozy et François Hollande ont tous les deux été soupçonnés de s’engager dans les interventions en Libye et au Mali afin de distraire l’opinion publique de l’atonie de la croissance, du chômage en hausse et d’autres difficultés de politique interne. Pourtant, la littérature académique sur les guerres de diversion est plutôt limitée, les tentatives de lier explicitement difficultés intérieures et aventurisme extérieur se résumant souvent à des analyses statistiques aux résultats peu concluants, ce qui tient bien souvent à l’endogénéité des variables étudiées. Dans cet ouvrage, Amy Oakes, du College of William and Mary, tente de fournir une compréhension plus précise du phénomène des guerres de diversion en posant deux questions: quelles sont les conditions socio-politiques conduisant à la conduite de telles guerres? Et sont-elles un outil efficace pour gérer les difficultés politiques internes?
Le livre avance un nouveau cadre théorique expliquant les processus de décision des gouvernements, et notamment le choix d’une guerre de diversion par rapport à d’autres options politiques pour gérer les troubles internes. Ces autres options sont, dans l’ordre, les réformes économiques, la répression, le « spectacle de diversion », la guerre de diversion, jouer la montre, les réformes politiques et la demande d’une intervention par une puissance extérieure. Oakes introduit le concept de « politiques substituables », c’est-à-dire l’idée somme toute banale que les dirigeants ont à disposition un menu présentant diverses options politiques, et que le choix de la guerre de diversion est une option parmi d’autres. La question est donc de savoir pourquoi cette option est favorisée, par rapport aux autres. L’argument principal est que les Etats qu’Oakes appelle « princiers » et dont la capacité extractive est importante (c’est-à-dire capables de tirer des ressources financières de leur population, en particulier grâce à un système de taxation efficace) ont un menu d’options plus large que les Etats « pauvres » à la capacité extractive faible. En effet, faute de pouvoir engager des réformes économiques, de jouer la montre ou de s’engager dans des répressions (elles aussi coûteuses), les Etats pauvres auront bien plus tendance que les Etats princiers à s’engager dans des guerres de diversion, qui risquent ensuite d’escalader du fait de la réaction de l’adversaire qui, percevant la faiblesse économique de l’adversaire, est incité à riposter.
Oakes soutient son argument à travers un mélange d’études statistiques (combinant déviation standard et régression négative binomiale) et d’études de cas, en particulier la guerre des Falklands et l’expédition du gouvernement américain dans l’Utah (1857-1858). Dans les deux cas, Oakes conclut que faute de capacité extractive suffisante et donc d’options telles que des réformes économiques, les gouvernements argentins et américains ont été conduits à des aventures extérieures censées consolider leur pouvoir à l’intérieur du régime. Oakes étudie également des cas d’Etats à la faible capacité extractive et qui ne se sont néanmoins pas risqués à des guerres de diversion, et avance que ceux-ci avaient d’autres options à leur disposition (intervention d’une puissance extérieure, répression, etc.). Dans la foulée, Oakes avance également que les guerres de diversion sont une tactique inefficace pour gérer les troubles internes.
L’argument est clair et semble convainquant, mais la démonstration d’Oakes souffre de plusieurs problèmes. Tout d’abord, son modèle est à la fois sur- et sous-théorisé. Il est sur-théorisé car il n’y a pas besoin de convoquer comme elle le fait toute la littérature en politiques publiques pour amener la notion de « politiques substituables ». Il est facile de comprendre instinctivement que les décideurs ont plusieurs options à leur disposition, et qu’ils choisiront l’une d’elles en fonction de leur propre bagage personnel et de leur compréhension de leur environnement politique intérieur et international. Toute la difficulté est de trier dans ces trois niveaux d’analyse (individu, régime, système international), un point identifié par Waltz voici des décennies. Il suffisait simplement à Oakes de dire qu’elle adoptait une approche focalisée sur les décideurs, et elle n’avait pas besoin d’ennuyer son lecteur avec une revue de littérature aussi longue qu’inutile. Mais le modèle est aussi sous-théorisé, car la distinction entre Etats « princiers » et Etats « pauvres » est artificielle et manque complètement de nuances. De plus, elle conditionne le menu de choix à la capacité extractive, alors que ce menu peut tout à fait être conditionné par d’autres variables telles que la nature du régime ou l’intensité des troubles intérieurs, des aspects peu ou pas évoqués dans l’ouvrage. En effet, Oakes n’aborde jamais les liens entre l’intensité des troubles politiques intérieurs (des sondages bas ne sont pas la même chose qu’une situation pré-insurrectionnelle) et la conduite de guerres de diversion, alors que cette variable pourrait sembler déterminante. En somme, le modèle est trop parcimonieux pour être convainquant.
Si l’on rentre dans les détails, l’ouvrage est encore plus problématique. Ainsi, la façon dont Oakes opérationalise sa variable principale (la capacité d’extraction) est particulièrement gênante, puisqu’elle est basée sur des indices tels que la production de fer ou de charbon, c’est-à-dire pertinents pour les Etats européens de la révolution industrielle, mais complètement inadaptés à d’autres types d’économies et d’autres périodes de l’histoire. Il aurait fallu regarder en détails les systèmes de taxation, par exemple, plutôt que ces indices, certes plus facilement disponibles dans les bases de donnée existantes. L’opérationalisation de la variable principale étant problématique, tout le doute est jeté sur l’ensemble de l’analyse statistique. De plus, les variables de contrôle sont elles aussi gênantes. Ainsi, Oakes inclut une variable de contrôle « démocratie », mais c’est la seule variable politique: il aurait certainement fallu inclure d’autres variables de contrôle distinguant en fonction de la nature du régime (démocratie, autocratie, dictature, etc.) afin de crédibiliser l’analyse, mais ce point méthodologique est lié au problème de sous-théorisation évoqué ci-dessus.
Au final, l’ouvrage d’Oakes permet de livrer un premier modèle explicatif des guerres de diversion, et c’est en soi une avancée de la littérature, mais il n’est absolument pas l’ouvrage définitif sur le sujet, et de nombreuses recherches restent à conduire.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)