Dans cet ouvrage, Rodhri Jeffrey-Jones, Professeur émérite à l’université d’Édimbourg, se donne deux objectifs: retracer l’évolution et le déclin de la « relation spéciale » anglo-américaine dans le domaine du renseignement et identifier un nouveau partenaire privilégié pour le Royaume-Uni. L’ouvrage peine à réconcilier ces deux objectifs et souffre d’une forte division interne. Les deux-tiers du livre sont une étude de la relation américano-britannique au XX° siècle. Cette partie est fouillée, se base sur des archives inédites et montre les relations de travail à tous les niveaux entre Britanniques et Américains. Plutôt que d’une description exhaustive des organisations de chaque côté de l’Atlantique, il s’agit d’une série de « vignettes » méticuleusement choisies pour illustrer les hauts et les bas de la coopération, basée (à des degrés différents selon les époques), sur des intérêts communs et une affinité culturelle partagée. Cette notion d’affinité partagée est importante, l’auteur rappelant des épisodes durant la Seconde Guerre Mondiale ou durant les années 1970 durant lesquels la coopération était officiellement suspendue entre les deux pays, mais continuait par l’intermédiaire des fonctionnaires et chargés de mission qui s’opposaient à la politique officielle en conservant des canaux de communications avec leurs collègues.
Jeffrey-Jones montre la fascination qu’exerçaient les Britanniques sur leurs collègues américains, du fait de leur réputation d’excellence (que l’auteur attribue simplement à des dates d’entrée dans les guerres mondiales différentes), et l’influence de cette mystique sur l’organisation des services américains. Mais cette influence était réciproque: à travers leur législation sur la liberté de l’information et le contrôle parlementaire des services de renseignement, les Etats-Unis ont créé un exemple pour les Britanniques dans la manière de réconcilier renseignement et démocratie. On apprend ainsi de nombreuses choses intéressantes, et l’ouvrage complète utilement les excellentes histoires officielles du MI-5 et du MI-6 déjà disponibles. L’auteur montre également comment, du fait de cette influence réciproque, le renseignement est passé du statut d’outil destiné à gagner les guerres au statut d’instrument de prévention des conflits grâce à la connaissance de la situation. Néanmoins, selon l’auteur, la relation spéciale s’est effilochée à cause de trois facteurs. D’abord, le déclin de la puissance britannique a rendu la relation trop asymétrique, Londres ayant plus besoin de Washington que l’inverse. Ensuite, les évolutions de la société américaine, la rendant moins « anglo-saxonne » (contrairement à la proximité culturelle des diplômés de la Ivy League et d’Oxbridge durant la Seconde Guerre Mondiale), ont affaibli la relation. Enfin, la militarisation de la CIA, qui ne dispose donc plus d’équivalent fonctionnel au sein du système britannique, réduit les possibilités de coopération.
Le dernier tiers du livre est donc consacré à une vision prospective de ce qu’un nouveau partenaire privilégié pour le Royaume-Uni pourrait être, et l’auteur identifie l’Union Européenne comme candidat principal. L’ouvrage est en fait bâti sur un présupposé: le fait que les Etats-Unis, et surtout ses services de renseignement, aient un contrepoids dans le monde. Le KGB jouait ce rôle durant la Guerre Froide, et l’auteur distingue dans l’Union Européenne un potentiel pour une coopération dans le domaine du renseignement qui serve d’équilibre utile aux Etats-Unis. Cette partie n’est pas franchement convaincante, entre le fait qu’elle semble exagérer la rupture anglo-américaine, et qu’elle pêche par un optimisme envers la coopération au sein de l’UE et sa possibilité de créer un contre-poids aux Etats-Unis, ce que personne ne veut faire.
La partie historique de l’ouvrage est donc intéressante, notamment car elle met utilement en perspective la coopération américano-britannique dans des affaires récentes, comme l’affaire Snowden, mais le dernier tiers s’égare dans des considérations qui semblent déconnectées des réalités politiques. Un ouvrage à lire, et à compléter pour la partie la plus récente.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)