Nonlinear Science and Warfare

Ce court ouvrage très intéressant revient sur l’incorporation des sciences non-linéaires par la doctrine militaire américaine au court des années 1990. Ce faisant, il offre à la fois un regard nouveau sur les débats militaires américains et une réflexion épistémologique sur la manière de concevoir et penser la guerre.

lawsonLes sciences non-linéaires ont pour objet l’ensemble des phénomènes dont l’analyse résiste au principe de superposition. Elles concernent les systèmes dits « complexes » dont l’interaction et l’interdépendance entre les parties empêchent de prédire précisément l’évolution du système. Les principales caractéristiques d’un système non-linéaire sont la sensibilité aux conditions initiales, l’émergence (le système lui-même possède des caractéristiques que ne possèdent pas ses composants individuels), et une forme d’interaction entre les éléments du système rendant impossible la prévisibilité à long terme de l’évolution de ce système. Beaucoup de phénomènes physiques (par exemple la météo) sont des systèmes non-linéaires, et des équations spécifiques ainsi que des outils méthodologiques adaptés (généralement des modélisations basées sur les agents, agent-based modeling) ont été développés pour comprendre ces dynamiques. La théorie non-linéaire la plus célèbre est la théorie du chaos (généralement expliquée par les ailes du papillon causant un cyclone), qui a été popularisée parJurassic Park.

A partir des années 1990, l’armée américaine s’intéresse à ces sciences, en les utilisant principalement comme métaphores pour comprendre l’évolution de l’environnement international et du champ de bataille potentiel. Contrairement à la Guerre Froide, le système international est perçu comme fluide, changeant, et aux menaces perpétuellement mouvantes. A ce titre, l’importation de métaphores issues du langage des sciences non-linéaires permet de recréer un discours stratégique en l’opposant à celui de la Guerre Froide, qui est présentée comme une dynamique stable proche de la traditionnelle physique newtonienne. Ces métaphores permettent en fait de justifier des orientations stratégiques et politiques, et le même vocabulaire est mobilisé pour défendre des positions opposées. Ainsi, le langage de la complexité et de la non-linéarité est utilisé pour justifier le développement de la Guerre Réseau-Centrée (Network-Centric Warfare) sous l’Amiral Cebrowski, mais le même type de métaphores (et d’argument sur la complexité du monde) reviennent dans les écrits des défenseurs de la Contre-Insurrection à partir des premières difficultés en Irak (en particulier Kilcullen), ou encore des partisans du prétendant malheureux au titre de nouveau concept opérationnel: la guerre de quatrième génération (Lind et Hammes). L’auteur retrace finement ces discours et la complexité du débat stratégique américain, montrant la mobilisation des mêmes structures rhétoriques et des mêmes arguments pour justifier des positions opposées.

Le grand mérite de l’ouvrage est de remettre cette incorporation des sciences non-linéaires au profit des discours stratégiques dans une perspective plus large. L’auteur consacre un chapitre entier à expliquer la tension dans la pensée militaire occidentale entre une vision scientifique de la guerre (l’incorporation de la science permet une amélioration de l’efficacité militaire) et une vision romantique, qui s’appuie sur les « leçons de l’histoire » et glorifie le coup d’oeil et le sens politico-stratégique du chef. Aucune de ces deux visions de ce qui constitue la compétence militaire ne s’est réellement imposée, et à la place un hybride romantico-scientifique a émergé, un pôle dominant l’autre en fonction des époques. Cet hybride a permis l’émergence d’un discours spécifique, popularisé en particulier par les écrits de Fuller et de Liddell Hart, dont le raisonnement est le suivant. En premier lieu, la guerre et la société sont ontologiquement reliées, et la conduite de la première dépend de l’état de la seconde. Ensuite, un changement socio-technologique d’ampleur est intervenu à l’époque X (l’époque d’écriture de l’auteur), et les armées risquent d’être dépassées car leur manière de raisonner est obsolète. Pour éviter ce risque, il faut changer et intégrer les sciences du jour dans la conduite de la guerre. L’incorporation des sciences les plus modernes permettra ainsi aux armées d’être en concordance avec la société et la politique du moment. On voit ainsi comment le discours hybride technico-romantique intègre à la fois les sciences et la politique dans un argumentaire rôdé, qui permet à son auteur d’apparaître comme le réformateur nécessaire.

Après avoir expliqué cette structure narrative, Lawson revient sur le débat stratégique américain de l’après-Seconde Guerre mondiale, et montre comment celui-ci a constamment évolué entre le pôle « romantique » et le pôle « scientifique » en fonction de l’évolution de la situation politico-militaire: scientifique dans les années 50 avec la création de la RAND et l’incorporation de la théorie des jeux pour modéliser les échanges nucléaires, romantique durant et après le Vietnâm pour contrebalancer McNamara et ses « whiz kids », etc. Evidemment, il s’agit à chaque fois de dominantes, puisque lorsqu’un pôle est plus visible, l’autre n’est jamais éteint, d’autant plus qu’il se greffe de manière très particulière aux Etats-Unis dans une compétition entre civils et militaires pour déterminer qui est le plus apte à définir la stratégie de la nation. Il est d’ailleurs remarquable que l’opposition romantiques/scientifiques ne recouvre pas l’opposition civils/militaires: la préférence vers l’un ou l’autre des pôles de l’hybride varie en fonction de la situation politique mais pas en fonction du statut, d’autant que des auteurs comme Boyd (dont l’auteur montre très justement la forte influence sur le débat stratégique américain) ont été à la fois militaires et civils, et ont penché alternativement vers le pôle romantique ou le pôle scientifique. Les trois chapitres consacrés à cette histoire du débat stratégique vu sous l’angle de la compétition romantisme/scientifisme montrent que l’incorporation des métaphores issues des sciences non-linéaires se fait sur un terreau favorable, avec un discours stratégique habitué à chercher la nouveauté pour repenser ses concepts. La fin de la Guerre Froide permet la réutilisation de la structure narrative identifiée plus haut: un évènement socio-technologique d’ampleur survient (fin de la bipolarisation et émergence de la société de l’information), les armées sont décrites comme intellectuellement en retard (focalisées sur le combat de tanks en Europe), il s’agit donc d’incorporer les nouvelles sciences (sciences non-linéaires) pour mieux comprendre et combattre dans le nouvel environnement stratégique.

Au final, il s’agit d’un excellent ouvrage qui permet de jeter un regard neuf sur des débats stratégiques bien connus: l’identification de la tension romantisme-scientisme dans le discours stratégique occidental n’est pas neuve, mais particulièrement bien exploitée, et l’analyse du discours stratégique américain des deux dernières décennies à cette aune est en revanche une véritable nouveauté. Ainsi, il s’agit d’une référence dont on ne peut que regretter le prix et dont il faudra attendre la publication en couverture souple.

Olivier Schmitt (Center for War Studies)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s