Les armes nucléaires ont été utilisées pour la première et la dernière fois en 1945. L’explication habituelle de cette non-utilisation est la logique des « scorpions dans la bouteille », c’est à dire la logique de la dissuasion mutuelle: aucun Etat possédant d’armes nucléaires ne les a utilisées de peur de subir à son tour le feu nucléaire de la part d’un adversaire. Mais dans ce cas, comment expliquer que des Etats nucléaires (EN) n’aient pas utilisés cette arme contre des Etats non-nucléaires (ENN), qui n’auraient pas pu répondre? On connaît les cas des Etats-Unis en Corée ou au Vietnâm, et de l’URSS en Afghanistan, mais on peut aussi penser à la Chine au Vietnâm par exemple. Les explications généralement avancées sont matérielles (peu d’intérêt tactique à l’utilisation d’armes nucléaires, logique de la dissuasion étendue) ou idéationnelles (existence d’un « tabou » nucléaire, comme l’avance Tannenwald). Au contraire, T.V. Paul parle d’une « tradition », et tente d’aller au-delà de l’opposition entre rationalistes expliquant la non-utilisation par la superbe logique de la dissuasion ou la faible utilité tactique d’un côté, et les purs constructivistes observant l’émergence de normes prohibant l’utilisation d’armes nucléaires de l’autre.
L’argument central de Paul est que la tradition (une notion donc plus faible que le tabou) émerge de deux facteurs principaux. Le premier est la puissance intrinsèque des armes nucléaires, qui les rend difficiles à contrôler. Mais puisque la notion de dissuasion est fondée sur la possibilité toujours existante d’utiliser ces armes, il y a par définition des situations dans lesquelles leur puissance ne devrait pas être un facteur limitatif. Il y a donc un autre mécanisme à l’oeuvre et Paul rejette les facteurs tactiques et stratégiques comme seule explication pour la non-utilisation des armes nucléaires. Observant que des Etats dotés de systèmes politiques très divers ont tous respectés la tradition, il écarte également l’explication par la culture stratégique. Selon lui, le facteur manquant des explications existantes est la réputation. Les dirigeants sont inquiets pour l’image internationale de leur pays, et s’auto-dissuadent d’utiliser les armes nucléaires, tandis que des acteurs intermédiaires (mouvements anti-atome, etc.) augmentent les coûts d’une utilisation en terme de réputation, contribuant ainsi au maintien de la tradition. L’explication de Paul est donc à la fois matérielle (capacité de destruction des armes nucléaires) et idéationnelle (coûts en termes de réputation qui conduit à un phénomène d’auto-dissuasion).
Paul teste son argument à travers une série d’études de cas historiques particulièrement bien réussies. Deux chapitres entiers sont consacrés aux Etats-Unis (du fait de la meilleure accessibilité des archives), et Paul documente particulièrement bien les processus de décision américains dans un certain nombre de crises dans lesquelles l’utilisation d’armes nucléaires a été sérieusement envisagée. A chaque fois, documents d’archive à l’appui, il montre que les décideurs américains se sont « auto-dissuadés » à cause des coûts potentiels de l’utilisation d’armes nucléaires en termes de réputation, et ne se comportent donc absolument pas comme les acteurs rationnels que la théorie classique de la dissuasion suppose. Paul évoque également des cas similaires pour la Russie, la France, la Chine et la Grande-Bretagne de manière convaincante bien que plus succincte. Surtout, il identifie des cas dans lesquels des ENN ont attaqué des EN, alors qu’ils auraient dû en théorie être dissuadés par le fait que leur adversaire possédait l’arme nucléaire (intervention chinoise en Corée en 1950, attaques Egyptiennes et Syriennes contre Israël en 1973, invasion des Falklands par l’Argentine, l’Irak envoyant des Scuds contre Israël en 1991). Paul détaille les processus de prise de décision dans ces ENN, et montre que ceux-ci croyaient en l’existence d’une tradition de non-utilisation, et que leurs objectifs de guerre limitée pourraient donc être remplis sans crainte de subir le feu nucléaire. Le phénomène d’auto-dissuasion de la part des dirigeants des EN existe donc bien, tout au moins lorsque les enjeux sont limités.
Les conséquences de l’analyse de Paul sont importantes, notamment car il montre que la tradition de non-utilisation, bien que réelle, est plus fragile que ce que beaucoup imaginent. Paul pense que la tradition pourrait être menacée soit par des développements matériels (armes nucléaires dont les dommages collatéraux seraient réduits) ou un changement du système international dans lequel il deviendrait plus important en terme de réputation de vouloir infliger des dommages en cas d’attaque que de se restreindre d’utiliser des armes nucléaires. La première crainte est peut-être exagérée, puisque même repensées pour réduire les dommages collatéraux, des armes nucléaires seraient toujours immensément destructrices, et si leur charge était réduite jusqu’à être équivalente à celle d’armes conventionnelles, quel serait alors l’intérêt d’utiliser des armes nucléaires? En revanche, la deuxième inquiétude est tout à fait légitime, car elle touche à l’un des piliers de la notion de dissuasion, qui est la crédibilité. La notion de dissuasion repose sur le fait que les acteurs sont convaincus qu’un Etat X feraréellement usage de ses armes nucléaires dans un certain nombre de circonstances, spécifiées ou non. Il est donc possible que des Etats souhaitent établir ou rétablir une crédibilité en utilisant des armes nucléaires même dans un conflit contre des ENNs: la tension entre la notion de dissuasion et l’existence de la tradition de non-utilisation est donc importante.
Au final, Paul livre un excellent ouvrage présentant de manière claire et synthétique les différents facteurs ayant conduit à l’existence d’une réelle tradition de non-utilisation des armes nucléaires, et qui ne se résument pas à la rationalité de la dissuasion ou des enjeux tactiques d’un part ou à l’existence d’un tabou d’autre part. De fait, il montre que cette tradition est fragile, et propose de la renforcer de deux manière. Tout d’abord, en refusant de considérer l’usage d’armes nucléaires, y compris en cas d’attaques chimies ou bactériologiques (sortant ainsi de l’ambiguïté de certaines postures nationales). Ensuite, en codifiant dans des traités internationaux un certain nombre de mesures de réassurance, y compris la non-utilisation en premier de la part des ENs (ce que certains ne manqueront pas de voir comme un affaiblissement de la dissuasion). Même si l’on peut discuter des détails de ses recommandations, Paul a raison de rappeler que la tradition de non-utilisation est importante pour la stabilité du système international, et que sa fragilité (liée aux origines qu’il identifie parfaitement) mérite que l’on y prête une attention particulière.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)