L’ouvrage de Jan Angstrom et J.J. Widen, tous deux professeurs au collège national de défense suédois, constitue une utile introduction aux principaux débats contemporains liés à l’usage de la force armée, et mérite largement de figurer dans les bibliographies des cours d’introduction à la stratégie.
Le but de ce manuel est bien de fournir au lecteur intéressé une synthèse de la littérature disponible sur la conduite des opérations. A ce titre, les neufs courts chapitres abordent des questions définitionnelles importantes (sur la guerre, la stratégie, ou l’art opérationnel), avant de se consacrer aux opérations interarmées, et au combat dans les trois milieux (terre, air, mer). Les principaux débats dans chaque champ sont bien abordés, par exemple la dialectique attrition/manœuvre, la question du « bombardement stratégique » et de sa prétendue efficacité politique, ou de la diplomatie navale et du contrôle des mers. Évidemment, on peut toujours contester à la marge telle ou telle interprétation et regretter des absences (spatial, cyber), mais l’ouvrage remplit très bien son rôle de synthèse de la littérature existante et de présentation organisée et raisonnée des débats.
Surtout, sa grande force est de prendre de front la question de la double nature de la théorie militaire, à la fois doctrine et science sociale, et donc de la double manière de l’étudier. En tant que doctrine, la théorie militaire représente ce qu’une armée pense de la manière d’obtenir la victoire à un moment donné et est donc prescriptive. La question intéressante est donc de savoir comment et pourquoi telle ou telle doctrine en vient à être dominante dans une armée à un moment donné. En revanche, en tant que science sociale, la théorie militaire doit expliquer les conditions de victoire ou de défaite sur le champ de bataille, et doit donc mobiliser des théories et des méthodes appropriées afin d’identifier des mécanismes de causalité.
Cette double nature de la théorie militaire est parfaitement illustrée par la question des « principes de la guerre ». En tant que prescription, chaque armée créée sa liste de « principes de la guerre » (concentration des forces, mobilité, initiative, etc.) qui servent de guides doctrinaux. Ces principes sont donc officiellement des injonctions normatives en ce qui concerne la planification. En revanche, en tant que théorie explicative des succès ou des échecs, personne n’a jamais été capable d’identifier de manière certaine le poids causal de ces fameux « principes » dans la réussite des opérations. En premier lieu car ces principes sont potentiellement contradictoires; ensuite car ils sont difficiles à définir et à mesurer, et donc à tester (à partir de quel moment des forces sont-elles suffisamment « concentrées » ou ont-elles suffisamment « d’initiative »?); et enfin car on peut trouver de multiples exemples de victoire dans lesquels la non-application de ces principes conduit quand même au succès. Au final, les « principes de la guerre » n’ont aucune valeur explicative si on cherche à comprendre les causes des succès et échecs sur le terrain, mais ont une valeur prescriptive en ce qu’ils disent de ce qu’une armée pense être la meilleure manière de faire la guerre à un instant « T ». Les auteurs appliquent cette double grille de lecture (théorie explicative/théorie normative) aux autres débats doctrinaux (notamment sur la puissance aérienne), montrant combien la littérature en théorie militaire souffre de la confusion permanente entre science sociale et croyance doctrinale.
Par sa présentation raisonnée des débats et son fil rouge forçant à s’interroger sur la nature de ce qu’est une théorie militaire, ce court ouvrage est à mettre entre toutes les mains, des débutants dans le domaine comme des confirmés qui auront à s’interroger sur leurs présupposés épistémologiques.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)