Le discours dominant parmi les chercheurs spécialistes de sécurité internationale est que les démocraties sont très réticentes à s’engager dans des guerres, mais une fois qu’elles le sont, elles s’assurent de mobiliser les ressources nécessaires à la victoire. Cet argument, fondé principalement sur le comportement des démocraties lors des grands conflits internationaux de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe explique les opérations ratées auxquelles se livrent les mêmes démocraties (au Vietnam, en Afghanistan ou ailleurs) par des anomalies dans leur fonctionnement normal. Dans ce brillant ouvrage, Jonathan Caverley nous montre une dynamique très différente. En particulier, il avance que les déviations par rapport à la règle générale n’en sont pas: quand les démocraties se lancent dans des guerres inutiles, ce n’est pas à cause d’une capture du processus décisionnel par les élites, d’une propagande indue, ou de l’effondrement des relations civilo-militaires. Au contraire, ces guerres inutiles sont la conséquence du fonctionnement intrinsèque de la démocratie.
Caverley adopte le même point de départ que les auteurs confiants dans les vertus de la démocratie, à savoir que ce régime force les élus à mettre en œuvre les préférences de l’électeur médian (un fait démontré par de nombreuses études), et que ce citoyen médian est réticent à payer le coût de la guerre. En revanche, il ajoute à ces prémisses des considérations d’économie politique. En particulier, Caverley avance que les inégalités économiques, couplées à une taxation progressive, font que l’électeur médian paye comparativement moins (en termes financiers) les coûts d’une guerre que d’autres catégories de population. Ainsi, les Etats démocratiques, en particulier ceux où les inégalités économiques sont les plus fortes, ont réduit le coût de la guerre pour l’électeur médian au minimum, ce qui encourage des comportements militaristes ou d’agression pouvant conduire à des tragédies.
Cet argument est soutenu par une analyse statistique particulièrement convaincante combinant les opinions publiques, la structure des forces et le comportement international, formalisée dans un modèle et détaillée en annexe de l’ouvrage. Cette analyse statistique est complétée par l’analyse qualitative détaillée de trois cas montrant que c’était la peur de déplaire à l’électorat médian qui a conduit les gouvernements israéliens, américains et britannique à adopter des politiques contre-productives. Par exemple, Caverley montre qu’aux Etats-Unis et en Israël, un niveau de revenu plus faible est associé à un soutien plus important à l’usage de la force. En revanche, il n’y a pas de lien évident entre le revenu et la perception ressentie de la menace: si les populations aux revenus plus faibles soutiennent plus largement l’usage de la force, la raison n’est pas qu’elles se sentent plus menacées par le monde extérieur mais bien qu’elles ne paient pas le coût associé à l’utilisation de l’instrument militaire. De même, les citoyens britanniques aux revenus les plus faibles ont été attachés à l’Empire bien plus longtemps que les classes économiques privilégiées (qui avaient compris que le coût de maintenir et d’étendre l’Empire ne valait pas les bénéfices qui en étaient tirés), notamment car l’électeur médian, qui ne ressentait pas les coûts des l’impérialisme britannique dans son porte-monnaie, pouvait se permettre d’en faire une question d’honneur servant son orgueil.
L’ouvrage est donc méthodologiquement très fouillé, combinant méthodes quantitatives et méthodes qualitatives à partir de sources primaires et secondaires de manière convaincante. L’argument est également très important, car il force à repenser nombre de questions telles que les liens entre démocratie et guerre, l’importance des inégalités économiques, l’impérialisme ou encore les structures de forces et les doctrines adoptées par les démocraties. Un ouvrage indispensable, qui fera date dans le champ des études stratégiques.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)