Eichmann before Jerusalem. The Unexamined Life of a Mass Murderer

Né en 1906, Adolf Eichmann devint le spécialiste SS de la « question juive » sous le IIIe Reich. À ce poste, il eut la responsabilité de la mise en œuvre de divers plans de « déjudéisation » de l’Allemagne (l’exil à Madagascar par exemple) puis, à partir de l’invasion de la Pologne en 1939 et surtout à partir de l’invasion de l’URSS, il organisa la concentration de millions de juifs est-européens en ghettos et s’assura qu’ils étaient bien acheminés dans les camps d’extermination. Après la guerre, Eichmann vécut cinq ans sous le faux nom d’Otto Henninger près de Hambourg avant de s’exiler en Argentine, où il reconstruisit sa vie (rejoint par sa femme et ses enfants) en bénéficiant de la complicité du gouvernement argentin et de l’aide des nombreux anciens nazis réfugiés dans le pays. Capturé par le Mossad en 1962, il fut ramené en Israël et condamné à mort après un procès à l’audience mondiale.

Tous ces faits sont largement connus à propos d’Eichmann. Et pourtant, le mystère et l’angoisse existentielle générés par le personnage, et par l’ombre d’Auschwitz, restent immenses. Comment expliquer qu’un seul homme ait pu organiser la planification de l’extermination de millions de personnes? Cet homme est-il un monstre, un fou, ou un inconscient? Toute discussion de cette question renvoie immédiatement à l’analyse fondatrice d’Arendt dans sa Banalité du Mal, où la philosophe explique, en substance, qu’Eichmann est un fonctionnaire ambitieux et zélé, pris dans un système où le mal est partout (l’Allemagne nazie), et il en devient lui-même incapable de distinguer le bien du mal. Cette interprétation, qui avait fait scandale à l’époque et avait conduit Arendt à se brouiller avec nombre de ses ami.e.s (comme le montre par exemple le film récent de Margarethe von Trotta), est aujourd’hui remise en cause, de nombreux travaux montrant l’imprégnation bien plus forte que ce que pensait Arendt de l’idéologie antisémite parmi les responsables des crimes de masse.

eichmann

L’ouvrage de Bettina Stangneth s’inscrit dans ce courant. Il ne s’agit pas d’une biographie exhaustive d’Eichmann, comme il en existe déjà plusieurs. En revanche, il s’agit d’un travail admirable d’analyse des « papiers Sassen », du nom de ce journaliste néo-nazi d’origine autrichienne vivant en Argentine. Au cours de ses années en Argentine, Eichmann a beaucoup écrit, et beaucoup parlé. On dispose donc de nombreuses sources, enregistrées sur bandes sonores et/ou retranscrites.

Pour comprendre l’origine de ces « papiers Sassen », il faut étudier à la fois les objectifs d’Eichmann et les objectifs du journaliste néo-nazi. Stangneth montre bien que dès son arrivée au bureau des « questions juives » de la SS, Eichmann est un spécialiste de la manipulation de son image. Il passe son temps à embellir son rôle au sein de l’appareil SS en mettant en avant ses relations avec Heydrich puis Himmler; il est obsédé par les articles de journaux évoquant son nom qu’il collectionne religieusement; et il est très fier de son surnom de « Tsar des Juifs ». Il entretient également sciemment plusieurs légendes, comme le fait qu’il parlerait couramment Hébreu et Yiddish, et qu’il serait serait aussi versé dans l’étude du Talmud que les savants juifs. Ces légendes lui permettent de prendre un ascendant psychologique lors de ses rencontres avec les représentants des communautés juives, et de nombreux rescapés des camps raconteront qu’ils craignaient toujours qu’Eichmann se cache parmi eux et les observe, passant inaperçu grâce à sa maîtrise de l’Hébreu. Le nom « Eichmann » était donc bien connu à la fin de la guerre. Évidemment, du fait de cette popularité qu’il avait lui-même cherchée, Eichmann devint le bouc émissaire idéal pour tous ses anciens collègues, trop contents de réduire leur propre responsabilité dans le génocide en accusant leur collègue. Eichmann disparaît donc un certain temps et élève des poules près de Hambourg avant de fuir en Argentine. Là, son désir de reconnaissance ressurgit, et il commence à écrire sous pseudonyme dans des revues néo-nazies, espérant ouvertement un retour du nazisme en Allemagne qui lui permettrait de rejouer un jour un rôle politique à la hauteur de ses ambitions.

Cet objectif de retour du nazisme est aussi partagé par Sassen et le groupe de néo-nazis basés en Argentine. N’ayant lui-même pas participé à la guerre, Sassen vit dans une forme de nazisme « romantisé », dans lequel Hitler est le victime d’une cabale internationale ayant détruit la belle expérience qu’était le nazisme. Il faut donc comprendre qu’il est profondément antisémite (les motifs traditionnels du complot juif international faisant partie de sa structuration intellectuelle), mais qu’il n’a pas pris conscience de l’ampleur du génocide.

Lorsque les premiers travaux internationaux sur l’holocauste émergent, le groupe Sassen comprend l’impasse politique dans laquelle se trouve le nazisme: si les chiffres de plusieurs millions de juifs tués sont vrais (à l’époque, les estimations vont de quatre à huit millions), le nazisme comme projet politique ne peut plus survivre. Sassen et son groupe sont suffisamment conscients de l’horreur que représente un génocide de cette ampleur pour comprendre que le nazisme n’en sera jamais dédouané. Pour sauver le nazisme, il faut donc nier le génocide, en montrant que les travaux initiaux sont le fait de Juifs (Raoul Hilberg par exemple) qui ont un intérêt à attirer de la sympathie internationale pour leur cause de la défense d’Israël. Or, qui mieux qu’Eichmann pour démontrer la fausseté de ces chiffres, puisque lui-même était le responsable de ces questions? Le problème est bien qu’Eichmann sait que les chiffres sont probablement vrais. Il y a donc une convergence d’intérêts basée sur un malentendu entre Sassen et Eichmann: le premier attend de l’autre qu’il démontre la non-existence du génocide, le second pense surtout à se protéger en minimisant son propre rôle.

De cette collaboration, va naître des centaines d’heures de discussion et donc de retranscription et d’enregistrement entre les deux hommes, et des invités occasionnels (comme le Dr. Mengele). La grande valeur ajoutée du livre de Stangneth est de s’être plongée en détails dans ces sources, comme personne ne l’avait fait auparavant. L’appareil scientifique est long de 150 pages de références, sur un livre qui en comporte 575. Et le résultat est stupéfiant. Eichmann y apparaît pour l’antisémite pathologique qu’il est, spécialiste dans la reconstruction de son image, et bien loin de l’image du bureaucrate faible et pris dans le système qu’il essaiera de présenter au monde en 1962. L’ouvrage met très mal à l’aise, car on voit apparaître une rhétorique et une tactique argumentative qui perdurent toujours aujourd’hui dans les cercles négationnistes, comme l’idée que la négation du génocide permet de sauver le nazisme en tant que projet politique; que l’Allemagne était embarquée dans une guerre totale qui lui avait été imposée par le Weltjudentum (juiverie mondiale) et que, dans ce contexte, l’élimination des ennemis juifs était justifiée comme une forme d’auto-défense; ou alors que le génocide est aujourd’hui instrumentalisé par Israël pour des bénéfices politiques. Eichmann est parfaitement au courant des publications scientifiques sur la Shoah, qu’il lit, commente et corrige (toujours pris dans cette contradiction de magnifier son importance tout en minimisant sa responsabilité dans le génocide). Cette connaissance intime de la littérature scientifique lui permettra d’ailleurs d’organiser plus facilement sa défense lors du procès à Jérusalem. Outre l’importance documentaire, l’ouvrage se lit facilement, et Stangneth reconstitue avec talent cette sociabilité néo-nazi qui s’était établie en Argentine, ce qui rajoute à l’inquiétante étrangeté qui émerge de la lecture.

Le projet Sassen est finalement un échec, puisqu’il bute sur sa contradiction initiale. Ainsi, poussé dans ses retranchements par un Sassen qui lui demande de prendre position sur un ouvrage paru sur le génocide, Eichmann, probablement par réaction d’orgueil, déclare qu’il est fier de ce qu’il a fait; que s’il avait pu, il aurait préféré exterminer dix millions de juifs et que son seul regret est de n’avoir pas pu accomplir sa tâche jusqu’au bout. Le silence s’installe alors dans la pièce, et le malaise est palpable, comme le montre Stangneth: le projet de sauver le nazisme ne peut pas aboutir si celui qui était censé démontrer la fausseté de la Shoah non seulement la revendique, mais en plus regrette qu’elle ne soit pas allée plus loin. Sassen écrit ainsi dans son journal qu’il regrette d’avoir perdu son temps avec Eichmann.

L’ouvrage est une importante addition à la littérature existante sur Eichmann, et constitue en soi une lecture incontournable. Un seul regret néanmoins: contrairement à ce que l’auteure écrit en introduction, elle n’aborde jamais de front un dialogue avec Hannah Arendt, ce qui est dommage. D’autant plus que sa formation initiale en philosophie (elle a écrit une thèse sur la notion de mal absolu chez Kant) lui aurait permis d’engager un dialogue utile avec Arendt, mais aussi avec les auteurs de la tradition occidentale de réflexion sur le mal, là où elle se « contente » (mais c’est déjà énorme) d’écrire un ouvrage exclusivement historique.

Malgré ce regret, qui conduit à reprendre l’ouvrage de Michel Terestchenko pour stimuler la réflexion, l’étude de Stangneth est absolument fondamentale pour toute personne s’interrogeant sur ces hommes éduqués ayant conduit le plus grand crime de masse du XXe siècle.

Olivier Schmitt (Center for War Studies)

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