Cette contribution importante à la littérature sur la théorie de la Guerre Juste est d’autant plus intéressante qu’elle est livrée par un haut fonctionnaire britannique ayant travaillé pendant plusieurs décennies pour le MoD, le Foreign Office, le cabinet du Premier Ministre ou l’OTAN. Ce livre, tiré de sa thèse de doctorat soutenue au département des War Studies du King’s College London (où il a également enseigné), est donc le reflet d’une réflexion théorique appuyée sur plusieurs décennies de pratique aux plus hautes responsabilités.
Le principal apport de Fisher est d’introduire de manière argumentée l’approche connue sous le nom « d’éthique de la vertu » dans un débat largement dominé par les approches déontologistes ou conséquentialistes. L’approche par l’éthique de la vertu a par exemple utilement contribué aux débats de bioéthique, permettant de sortir de l’impasse des principes moraux désincarnés et rigides tout en permettant de former les praticiens à leurs responsabilités. Dans l’ouvrage, Fisher combine le conséquentialisme et l’éthique de la vertu dans un nouveau cadre intellectuel, qu’il nomme « conséquentialisme vertueux ».
Fisher avance que ce cadre intellectuel fournit un ancrage conceptuel solide à la théorie de la Guerre Juste permettant de donner des critères d’application du jus ad bellum et du jus in bello; de fournir une base aux principes de la cause juste, de l’immunité des non-combattants et de l’intention droite; et enfin d’évaluer moralement les interventions préemptives. Cette approche est également utile afin de guider le développement éthique des décideurs, en particulier des responsables militaires (responsables de l’application du jus in bello) et politiques (chargés du respect du jus ad bellum). L’approche par la vertu permet en effet de compléter des cursus seulement basés sur les dispositions de droit positif en donnant un guide moral: l’ouvrage de Fisher s’adresse donc à la fois aux spécialistes des débats éthiques et aux étudiants civils ou militaires désireux d’apprendre les principes éthiques nécessaires à la conduite de la guerre moderne (et ce en évitant les jargons inutiles masquant le vide de la pensée comme c’est le cas dans certaines publications françaises malheureusement trop populaires sur le sujet).
Dans sa défense du conséquentialisme vertueux, Fisher critique les autres courants d’éthique (conséquentialisme, déontologisme, éthique de la vertu), mais sa présentation de chacune de ces approches est un peu caricaturale et avance des références assez datées. Cela ne remet pas forcément en cause l’utilité du conséquentialisme vertueux comme cadre intellectuel mais, en toute rigueur, la présentation des autres courants devrait être plus complète pour permettre une véritable évaluation de leurs mérites respectifs: le résumé fait en fait penser à un vadémécum à destination d’étudiant d’IEP pressé ou de préparant du concours de l’Ecole de Guerre qui a besoin de faire illusion rapidement. On touche ici la difficulté de l’ouvrage, qui peine à réconcilier les deux audiences auxquelles il s’adresse.
L’approche par le conséquentialisme vertueux est la plus convaincante lorsque Fisher l’applique à la conduite de la guerre, par exemple lors de sa discussion sur la torture: son insistance sur le caractère moralement corrosif d’une institution militaire pratiquant la torture n’est pas neuve mais, mise dans le contexte du conséquentialisme vertueux, elle permet le développement d’ un véritable programme cohérent de formation éthique par l’éducation à la vertu. Le cadre intellectuel est moins convaincant lorsqu’il s’agit d’évaluer les actions des Etats, notamment l’intention droite: Fisher avance ainsi qu’Israël a violé le principe d’immunité des non-combattants à Gaza, tandis que l’OTAN l’aurait respecté au Kosovo. Refusant l’approche conséquentialiste « pure », Fisher ne peut pas se baser sur le résultat des actions pour affirmer ceci, et est donc contraint de recourir à l’intention droite, mais ne donne aucun critère d’évaluation des intentions: son jugement différencié d’Israël et de l’OTAN est donc au final peu convainquant en l’absence de critères d’évaluation de l’intention droite. De même, sa défense de l’invasion de l’Irak en 2003 est surprenante, puisqu’il semble avancer que les dirigeants américains et britanniques ont commis une erreur de « bonne foi » (ce qui est faux puisque la manipulation des preuves a depuis été démontrée) et seraient donc au maximum coupables d’avoir commis l’erreur stratégique de ne pas avoir préparé la phase de stabilisation. Il semble que son conséquentialisme de la vertu aurait exigé des dirigeants politiques et militaires qu’ils démissionnassent de leurs responsabilités après avoir reconnu les erreurs, pour rester cohérents avec la notion de vertu et au vu des conséquences de leur action, une option écartée par Fisher.
Au final, malgré les points critiques évoqués ci-dessus, l’ouvrage pose des questions importantes (de la torture aux interventions humanitaires) et l’introduction du conséquentialisme de la vertu offre des perspectives intéressantes pour la formation des responsables politiques et militaires: en leur inculquant le respect des vertus (en plus de celui du droit positif), Fisher souhaite former des dirigeants prêts à se confronter aux défis des guerres modernes tout en faisant de leur mieux pour en réduire les horreurs.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)