Dans ce livre datant de 2010, James H. Lebovic (Professeur à George Washington University) tente d’identifier les leçons des guerres asymétriques conduites par les Etats-Unis au Vietnam et en Irak. Dans l’introduction, Lebovic prend soin de montrer les différences, importantes, entre les caractères des deux conflits, mais justifie sa comparaison historique et avance que des leçons utiles peuvent être tirées de l’analyse de ces deux conflits.
La partie empirique de l’ouvrage comprend quatre chapitres conçus comme des catégories d’analyse des deux conflits. Le premier chapitre empirique, qui est également le plus fouillé, analyse la manière dont les Etats-Unis ont combattu les forces armées ennemies. Son analyse de la guerre du Vietnam est assez conventionnelle: les Etats-Unis ont remporté la guerre d’attrition mais ont échoué à forcer leurs ennemis à conduire une guerre d’annihilation. Le Vietcong a remporté la guerre car il désirait la victoire plus que les Etats-Unis. La guerre d’Irak étant trop proche pour se livrer à une interprétation consensuelle, Lebovic distingue plusieurs phases (invasion, insurrection post-invasion début 2004, phase islamiste à partir de 2005, guerre civile à partir de 2006, et « surge » à partir de 2007). Dans chacune de ces phases, il présente des parallèles convaincants avec les défis auxquels ont dû faire face les Etats-Unis au Vietnam. En ce qui concerne l’efficacité du « surge », Lebovic note l’importance de facteurs conjoncturels (comme le retournement d’alliance des tribus sunnites) et pense que la doctrine américaine de contre-insurrection doit encore faire ses preuves. L’évolution de l’Irak et de l’Afghanistan semble bien donner raison à ces lignes écrites en 2010.
Le second chapitre compare la capacité des Etats-Unis à contrôler ou coopter des acteurs importants, comme la société civile, des groupes sociaux ou politiques majeurs, ou des Etats voisins du théâtre d’opérations, et juge la performance américaine négative dans les deux cas irakiens et vietnamiens. Le troisième chapitre explore la capacité des Etats-Unis à contrôler ou influencer le gouvernement hôte (afin de décrédibiliser les adversaires) et, encore une fois, ni le gouvernement irakien ni le gouvernement sud-vietnamien n’étaient réceptifs aux tentatives d’influence américaines. Enfin, le dernier chapitre étudie l’établissement de structures de gouvernance crédibles et à chaque fois des raisons liées à la corruption, aux enjeux politiques ou ethniques locaux ont empêché de bâtir des institutions stables, décrédibilisant l’effort américain aux yeux de la population civile du pays hôte et aux Etats-Unis.
Comme le titre l’indique, l’ouvrage est donc bien une réflexion sur les limites politiques de la force militaire, en particulier dans des conflits asymétriques ou trop de facteurs politiques ou sociétaux sont tout simplement hors de contrôle pour la puissance intervenante. La comparaison entre l’Irak et l’Afghanistan est soignée, le matériau empirique (tiré de sources secondaires) très solide et le cadre conceptuel convaincant. Il s’agit donc d’un livre utile pour réfléchir à la notion de puissance militaire.
Néanmoins, on regrette que l’auteur sur-utilise le mot « leverage » dans son analyse. Les chapitres empiriques ont donc les titres suivants: “Leveraging the Adversary’s Forces », “Leveraging the Adversary’s Support Base”, « Leveraging the Adversary’s Leaders » et « Leveraging Host Governments ». Si c’est un choix éditorial, il est malheureux, car la signification de « leverage » devient complètement floue, et veut successivement dire au fil des occurrences dans le texte: « forcer », « influencer », « contraindre », « imposer », « équilibrer » ou « affecter » quand le mot est utilisé comme un verbe; ou alors « capacité », « opportunité », « ressource », « résolution », « avantage », « puissance », ou « capacité d’agir » quand le mot est utilisé en tant que nom.
Le problème de trop utiliser le terme « leverage » est qu’il en vient à être flou, l’auteur écrivant ainsi “the United States used what leverage it could and that was not enough” (p. 164), ce qui est certainement vrai, mais ressemble plus à un commentaire journalistique et manque de pouvoir explicatif sur les mécanismes causaux conduisant à l’échec final. Le même problème se retrouve quand l’auteur tente de généraliser ses conclusions. On croise ainsi des phrases telles que: “US policymakers, the US public, and the US military gave exactly what they were willing to give and nothing more” (p. 40), ce qui est parfaitement tautologique en l’absence d’éléments empiriques pour appuyer la conclusion. Qu’ont-ils donné? Ce qu’ils voulaient donner. Que voulaient-ils donner? Ce qu’ils ont donné. Dès le début de l’introduction, Lebovic explique que les conflits “generated positive outcomes” and “similar negative outcomes” (p. 3). Ne peut-on pas en dire autant de n’importe quelle activité humaine complexe? Trop souvent, les tentatives de généralisation de l’ouvrage n’échappent pas à la banalité.
Ce même problème se retrouve dans la conclusion, qui tente de distiller les leçons retenues de la comparaison. Au total, Lebovic en identifie une dizaine, qui sont malheureusement soit trop précises, soit trop vagues. On voit mal ce qu’un décideur pourrait retenir d’une phrase comme “the United States will encounter significant constraints, risks, and costs and realize limited benefits when leveraging third parties in order to achieve its goals”. Mais peut-être qu’il s’agit justement de ce qu’il faut retenir: ces conflits sont si complexes qu’ils ne se laissent pas réduire à quelques leçons qui pourraient être apprivoisées et transmises dans une nouvelle doctrine qui aurait magiquement résolu tous les problèmes socio-politiques posés par ces interventions. Peut-être qu’un décideur ne retirera rien d’immédiatement utile des dix leçons placées en conclusion, mais cela ne doit pas détourner de l’importance des observations perspicaces tirées de la comparaison réussie entre le Vietnam et l’Irak. Finalement, tirer d’un ouvrage une réflexion plutôt que des leçons, c’est se conformer à ce que Clausewitz assignait comme tâche à l’enseignement militaire: éduquer le jugement plutôt que croire à des lois mécaniques. Un livre utile donc.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)