The Verdict of Battle. The Law of Victory and the Making of the Modern World

Le droit de la guerre contemporain considère que l’emploi de la force armée (jus ad bellum) doit être un dernier recours, aujourd’hui strictement encadré par le chapitre VII de la charte des Nations Unies. Dans cet ouvrage, James Whitman, Professeur de droit à l’université Yale, avance que le droit de la guerre prévalant au XVIII° siècle, et qui considérait comme normal qu’une journée de bataille servît de moyen de règlement des litiges politiques était une manière, certes étrange à nos yeux, mais néanmoins efficace et finalement moins violente que le droit humanitaire actuel d’encadrer les guerres. Le livre qui en est tiré est érudit et subtil, même si ses réflexions finales n’emportent pas nécessairement l’adhésion.

verdict

Whitman observe justement que le XVIII° siècle européen est un moment exceptionnel dans l’histoire des guerres, car les acteurs politiques s’accordent sur le fait de régler leurs différends au moyen de batailles (le vainqueur étant celui qui occupe le terrain à la fin de la journée), et non pas suite aux autres formes de guerre que sont les razzias ou le siège. Il s’interroge alors sur l’émergence de cette norme de droit international, livrant un portrait subtil des doctrines juridiques de l’époque. Très logiquement, le droit international est le fruit d’un compromis politique, les Etats européens se disputant l’acquisition de territoires, mais ne cherchant pas leur destruction mutuelle. Surtout, la guerre est vue comme un moyen légitime par les juristes de régler des différends, notamment car ils assimilent la bataille à la signature d’un contrat réglé par la chance. En effet, la perception principale de la guerre, qui est en cela pré-scientifique, est que la stratégie adoptée a finalement peu d’impact sur la conduite de la bataille, et que la chance est le principal facteur de succès : si l’opposition politique entre Etats ne peut pas être résolue pacifiquement, autant laisser le résultat à la chance elle-même.

L’auteur évoque ensuite les raisons de l’effacement progressif de cette norme de la bataille comme arbitre des ambitions politiques, et critique les deux arguments généralement avancés. En premier lieu, cette disparition n’est pas liée à l’effacement progressif de l’esprit aristocratique/chevaleresque au XIX° siècle : de nombreux actes chevaleresques sont observables dans les guerres des XIX° et XX° siècles, sans pour autant que celles-ci aient été limités comme au XVIII°. De même, l’évolution des technologies de conduite de la guerre n’est pas en cause, puisqu’en théorie rien ne se serait opposé à ce que ces nouveaux armements soient encadrés par des règles mutuellement reconnues. Whitman lie en fait le déclin de la bataille comme jugement à l’effacement de la légitimité des monarchies, et à l’arrivée des peuples sur la scène politique : « l’ère des masses », pour reprendre une expression de Marcel Gauchet, a aussi entraîné la dérégulation de la conduite de la guerre et la possibilité de la guerre totale, les objectifs de l’Etat devenant ceux de la nation.

Les sources de l’ouvrage sont très variées, et on apprécie que l’auteur puise dans différentes traditions scientifiques : outre des références anglo-saxonnes ou allemandes, l’auteur semble disposer d’une excellente connaissance de la production scientifique française, citant par exemple Jacqueline de Romilly ou Hervé Drévillon. Son chapitre consacré à la question de savoir si des « règles » d’encadrement de la guerre existaient réellement ou non au XVIII° siècle, au sens de normes à la fois de droit positif mais aussi internalisées par les acteurs, est réellement excellent. Ses recommandations pour le droit international actuel sont donc de cesser de se consacrer au jus in bello mais de développer un droit de la victoire qui permette de combiner les intérêts des vainqueurs et des vaincus. Par exemple, il avance que reconnaître dans le jus ad bellum la potentielle légitimité de la saisie d’avantages économiques ou territoriaux (au lieu de la fonder seulement sur la légitime défense) permettrait de faciliter les négociations de fin de conflit. Généralement, il plaide pour la conduite de guerres « limitées », loin des objectifs irréalistes tels que le changement de régime.

Disons-le d’emblée, autant l’analyse du contexte juridique du XVIII° siècle européen est excellente, et mérite la lecture de l’ouvrage, autant la conclusion qui tente de tirer des leçons pour le XXI° siècle est peu convaincante. Outre la présentation maladroite qui est faite de Clausewitz (qui, dans la lignée Liddell Hart-Keegan, est caricaturé en auteur de la « bataille d’extermination »), on voit mal comment un droit international spécifique, développé dans un contexte international particulier au sein duquel chaque Etat reconnaissait le droit des autres à exister, pourrait être transposable. Pour reprendre les termes de Raymond Aron, le XVIII° siècle européen constituait un système international « homogène », où les règles de base du comportement politique étaient partagées par tous les acteurs (notamment, l’absence de volonté de détruire les Etats ennemis). D’ailleurs, les mécanismes de régulation décrits par Whitman étaient réservés aux interactions entre Européens : la brutalité des aventures militaires occidentales aux Amériques ont suffisamment montré que la guerre n’était limitée qu’avec des êtres humains considérés comme égaux. L’un des principaux défis du système international actuel est sa graduelle hétérogénéisation (voir l’ouvrage de Schweller), c’est-à-dire la compétition croissante pour définir les fondements normatifs du système international : les normes implicites de coopération et de compétition internationale définies par l’Occident depuis la fin de la Guerre Froide (libre-échange, respect des frontières territoriales, promotion de la démocratie, obligation pour les Etats de protéger leurs populations, pluralisme politique et religieux) sont ainsi contestées par des acteurs comme la Russie, la Chine, ou Al-Qaïda. Dans ce contexte, plaider pour des guerres « limitées » semble irréaliste, car pour être limitée, la guerre doit reposer sur un fondement normatif partagé par tous les acteurs, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, et semble devoir l’être de  moins en moins dans le futur.

Au final, l’ouvrage de Whitman est une contribution très utile à l’étude de la guerre au XVIII° siècle, mais l’on se permettra de prendre ses recommandations avec un certain nombre de précautions.

Olivier Schmitt (Center for War Studies)

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