Le « moment » stratégique contemporain est caractérisé par l’incertitude plaçant, pour les décideurs politiques, la question de l’évaluation des intentions de l’adversaire au centre de la conduite diplomatico-stratégique. Partant de la question « par quels biais et par quels canaux les ‘decision makers’ fondent-ils l’évaluation de la menace et des intentions d’un adversaire ? » Keren Yarhi-Milo (assistant professor of politics and international affairs at Princeton University) propose une analyse novatrice d’une problématique centrale mais paradoxalement sous étudiée dans les Relations Internationales, depuis les travaux fondateurs de Robert Jervis dans son maître ouvrage Perceptions and Misperceptions in International Politics en 1976. La thèse de l’auteur vient ainsi combler un impensé dans la compréhension de la « black box » interprétative de l’Etat.
La première partie propose un retour théorique sur les variables classiques d’interprétation des intentions (capacités militaires, doctrines, comportement) et structure son modèle alternatif des « selective attention thesis ». Puis vient l’analyse de trois « most critical cases » : l’évaluation des intentions d’Adolf Hitler par le gouvernement anglais de Neville Chamberlain ; les perceptions américaines de l’Union Soviétique sous Jimmy Carter et lors du second mandat de Ronald Reagan. Enfin, la démonstration s’achève par un retour sur les hypothèses, propose un programme de recherche et soumet quelques recommandations à l’usage des décideurs politiques, ce qui n’en fait pas pour autant un livre « policy oriented ».
L’argument du livre se résume ainsi : l’évaluation des intentions d’un adversaire est fondamentale pour la théorie des relations internationales et pour la politique étrangère. Contre-intuitivement, ce n’est pas l’opacité du monde ou le manque d’informations qui contraignent les décideurs, mais un trop-plein contradictoire qui rend d’autant plus important la détermination des variables pertinentes. Ce choix conditionne, selon l’auteur, la perception des intentions d’un adversaire. De là découle sa double démonstration. D’une part, les variables traditionnellement employées pour l’évaluation de la menace, ce qu’elle nomme les « competing thesis » (capacités militaires, comportement sur la scène internationale, doctrines stratégiques), ne sont pas suffisantes. Fondée sur la compréhension dite « réaliste » des Relations Internationales, la thèse des capacités militaire affirme que quantitativement et qualitativement (défensif-offensif) l’orientation des programmes d’armement d’un Etat est un indicateur fiable des ses intentions. Les doctrines militaires (pensée stratégique, entrainement…) révèlent les intentions, tout comme la thèse « comportementale », c’est-à-dire l’observation des actions passées et en cours de l’adversaire. Néanmoins, et c’est là qu’elle décèle une insuffisance, ces trois variables reposent sur une approche « costly signaling » : les Etats entreprennent une action « costly » dans le but transmettre une information en fonction de leurs intérêts et à l’intention de l’adversaire. Ainsi, seules les actions « costly » sont instinctivement retenues comme révélatrices des intentions. D’autre part, elles postulent que l’évaluation d’un Etat est unitaire et les variables utilisées indistinctement par les décideurs politiques et les services de renseignement ; postulats sur lesquels sont revenus les foreign policy analysis. La question n’est plus tant « quelles sont les variables pertinentes pour l’évaluation des intentions d’un adversaire ? » mais « quelles sont les variables privilégiés par les services de renseignement et les décideurs politiques ? » avec comme corollaire « comment sont priorisées les variables et comment cela influence-t-il les choix de politique étrangère ? ».
C’est dans cet interstice que Keren Yarhi-Milo positionne son jeu d’hypothèses entre les deux grands modèles d’évaluation des intentions de l’adversaire. Son modèle des « selective attention thesis » est enserré d’un côté par des « competing thesis », de l’autre par le modèle psychologique focalisé sur la personnalité des décideurs (formation, parcours, schèmes de pensée, psyché, visions du monde…). Mais la démonstration s’arrête là où commenceraient les études psychologiques. Ainsi, son analyse s’intercale, sur le plan organisationnel, entre les services de renseignement et le décideur ultime. Sur le plan cognitifs elle ventile les variables de sa « selection attention thesis » entre les services de renseignement et les décideurs. Les services et les décideurs sélectionnent des indicateurs différents. L’analyse des décideurs politiques repose sur les informations « vivid » et « salient » alors que les logiques bureaucratiques des services poussent à la sélection des domaines d’expertises (capacités militaires). La question des changements dans la perception révèle selon ce modèle que les décideurs modifient leurs perceptions en réaction à de nouvelles informations « vivid ». Au contraire les changements de perception sont plus longs dans les services de renseignement.
La thèse centrale de l’ouvrage est que les services de renseignement, bureaucraties traditionnellement compétentes pour l’évaluation des intentions d’un adversaire, et les décideurs politiques ne sélectionnent pas les mêmes variables, conduisant à des divergences d’interprétations des intentions de l’adversaire.
Au modèle « capacité militaire/doctrine/comportement » elle substitue la thèse de l’attention sélective « selective attention thesis » structurée par trois hypothèses. 1) Les décideurs privilégient les informations « vividness », que nous traduirons malaisément par frappantes ou proches. 2) les décideurs sélectionnent les variables qu’ils considèrent comme les plus crédibles et cohérentes avec des schèmes de pensée antérieurs. 3) les logiques bureaucratiques des services de renseignement opèrent une sélection des variables différentes de celles retenues par les décideurs.
« The Vividness Hypothesis » avance que les décideurs politiques sont plus réceptifs aux informations « vivid », « salient » et personnelles. Un décideur politique sera tenté de relativiser l’évaluation proposée par ses services de renseignement sur la base d’impressions qu’il aura eu avec le dirigeant adverse « eyes in the eyes ». Les données statistiques ou les rapports sont alors considérés avec moins de valeur. Les informations « vivid » proviennent alors, soit de l’interaction entre dirigeants, soit de la réponse à un « litmus test » censé révélé les intentions de l’autre. « The Subjective Credibility Hypothesis » montre que l’évaluation de l’intention d’un adversaire est façonnée par des informations que le décideur politique perçoit comme crédibles au regard de sa propre évaluation, de ses attentes et des ses conceptions. « The Organizational Expertise Hypothesis » avance que les objectifs d’une organisation et les procédures bureaucratiques influencent la nature des informations privilégiées. Selon l’auteur la mission première des services de renseignement est d’évaluer les capacités militaires d’un adversaire, faisant reposer l’évaluation sur cette seule variable. L’évaluation des décideurs et des services convergera ou divergera d’autant plus que l’évaluation des capacités militaires confirmera ou infirmera l’évaluation subjective du comportement diplomatique de l’adversaire. Si ces trois hypothèses sont pourrait-on dire « intuitives », on sait gré à l’auteur d’en proposer une théorisation opératoire pour l’analyse de la politique étrangère.
L’intérêt majeur de l’ouvrage, outre la formalisation des trois hypothèses précédentes réside dans son apport à la théorie de Relations Internationales. Les études de cas, si elles sont passionnantes, intéresseront davantage l’historien adepte de microsociologie. L’auteur prend position dans le débat en cours entre réalisme offensif et défensif. Selon elle, les cas étudiés montrent que les acteurs n’empruntent pas la voie du réalisme offensif théorisé par John Mearsheimer, en ne supposant pas le pire de la part de leurs adversaires et en ne se focalisant pas uniquement sur les indicateurs militaires. Ils adopteraient plutôt une démarche réaliste défensive 1) en considérant qu’il est possible de « signaler » ses intentions donc de réduire l’incertitude et l’imprévisibilité du « dilemme de sécurité » ; 2) les perceptions des intentions ont une influence sur la politique étrangère menée au niveau collectif, conformément à la théorie de Stephen Walt de l’équilibre des menaces.
A l’heure où la rationalité des relations entre les Etats-Unis et la Chine est posée, relations que l’on annonce structurantes pour le XXIe siècle, l’évaluation fiable des intentions de l’ « autre » est une dimension fondamentale tant pour les décideurs que pour le lecteur décidé à comprendre la politique internationale contemporaine. Notons que si l’ouvrage porte explicitement sur la connaissance de l’« adversaire », le modèle proposé est tout à fait valide entre alliés et partenaires, bien que l’institutionnalisation de communautés de sécurités ait pour objectif premier la réduction des incertitudes quant aux intentions de l’autre. On notera toutefois que le modèle ne doit pas être sur-généralisé, comme l’auteur l’indique en conclusion. Sa troisième hypothèse sur les services de renseignement doit être très largement pondérée par les acquis des Intelligence Studies depuis la fin de la Guerre Froide, et l’élargissement du domaine de compétence des services de renseignement.
Cet ouvrage est essentiel pour la compréhension des coopérations internationales entre « amis ». Relations qui si elles sont fondées sur la confiance, le partage de valeurs et la perception commune des menaces n’en demeurent pas moins du domaine des relations diplomatico-stratégiques, donc soumises à des logiques d’intérêts et d’évaluations réciproques des intentions. Précisons également que si l’auteur analyse un cas d’entre-deux guerres et deux cas de Guerre Froide, la matrice intellectuelle de l’ouvrage relaye les préoccupations de l’après 11 septembre 2001 quant aux relations entre les services de renseignement et les décideurs politiques. Par exemple, si les attentats de New York sont présentés comme un « échec » du renseignement, la thèse d’une mauvaise réception des alertes émis par les services et les impératifs de l’agenda politique du nouveau président élu est aujourd’hui plus largement partagée. En cela l’ouvrage pose la problématique centrale de la disjonction entre les modes de pensées des décideurs politiques et des services de renseignement.
Il ne peut être question d’exposer toute la finesse et la richesse de l’analyse de Keren Yarhi-Milo tant les ramifications de son modèle peuvent s’étendre. Contentons-nous d’en recommander chaudement la lecture à ceux qui se passionnent pour les relations diplomatico-stratégiques et leurs implications dans les domaines du renseignement, des perceptions des menaces et de l’évaluation stratégique.
Benjamin Oudet (Sciences Po)