Que veut-on dire lorsque l’on prétend que la Russie veut créer une « sphère d’influence » dans l’espace post-soviétique? Que recouvre l’accusation portée contre les Etats-Unis de maintenir l’Europe dans leur « sphère d’influence »? La notion de « sphère d’influence » est très régulièrement employée par les commentateurs ou les acteurs des relations internationales mais, comme le relève justement Susanna Hast, elle est sous-théorisée. Ce constat est surprenant, car de la définition de ce qu’est une zone d’influence découle un ensemble de considérations et d’argumentaires liés. Par exemple, affirmer que la Russie dispose « d’intérêts légitimes » en Ukraine revient à souscrire à l’idée de l’existence et de la légitimité d’une sphère d’influence russe dont l’Ukraine ferait partie, et dont découlent l’existence d’un certain nombre d’intérêts spécifiques (généralement jamais définis d’ailleurs). L’ambition du livre de Hast est donc de retracer la généalogie du concept de sphère d’influence, et d’en proposer une théorisation.
S’inscrivant dans l’école anglaise, l’auteure considère que les sphères d’influence ont fondamentalement une fonction normative, c’est-à-dire qu’elles sont une manière de créer un ordre international considéré comme légitime par les acteurs. Elle montre également que notre conception actuelle du phénomène est fortement marquée par la Guerre Froide, alors que les écrits sur le sujet sont bien plus anciens. Elle retrace ainsi le concept à travers les écrits des premiers auteurs du courant « géopolitique », en particulier Haushofer et Mackinder, des juristes internationaux, ou des politistes. A travers cette enquête, elle montre que le concept de sphère d’influence se rapporte à trois dimensions des relations internationales: la question de l’ordre, la question de la justice, et la question de la nature du système. Elle montre aussi que, selon ces trois critères, il est possible d’établir trois grands courants de pensée qui ont réfléchi à la question. Dans leur version schmittienne, les sphères d’influence promeuvent l’ordre international, qui est normativement fondé sur la pluralité et la réciprocité, tandis que le système international doit être fondé sur un nouveau nomos. C’est cette conception qu’a peu ou prou la Russie de la notion aujourd’hui, Hast retraçant d’ailleurs la généalogie des écrits russes sur la question, qui théorisent les sphères d’influence légitimes de Moscou dès les années 1990. La conception de la Guerre Froide avance que les sphères d’influence servent à la fois à promouvoir l’ordre international (en affirmant un primus inter paresaméricain ou russe dans sa zone), et à le déstabiliser (quand il y a compétition pour la définition des sphères). Dans cette vision, les sphères d’influence sont vues comme injustes, tandis que le système international correspond à un régionalisme solidaire (des coopérations privilégiées dans certaines régions) parmi une société d’Etats. Enfin, la conception de l’après-Guerre Froide, qui est grosso modo celle des Etats occidentaux aujourd’hui, est que les sphères d’influence sont déstabilisatrices, qu’elles constituent une violation de la souveraineté (et sont donc injustes), dans le cadre d’un système international fondé sur les Etats.
Le travail de généalogie et de classification du concept entrepris par Hast est utile, dans le sens où il permet de montrer que le terme « sphères d’influence » est polysémique, qu’il n’a pas toujours eu la connotation négative qui est actuellement la sienne pour les Occidentaux, et que d’autres régimes voient le phénomène comme tout à fait naturel et souhaitable, ce qui contribue à expliquer des incompréhensions. Néanmoins, l’ouvrage est assez brouillon, faute d’idée directrice qui guide la réflexion. La logique de certains développements n’apparaît souvent qu’après coup, et on se demande parfois si l’auteure n’aurait pas pu mieux organiser la structure de l’ouvrage tant l’on passe régulièrement d’une idée à l’autre, pour revenir à la première dans le chapitre suivant.
Un ouvrage dont on pourra donc lire la conclusion, qui présente la polysémie du concept de sphères d’influence, mais dont on regrette la structure brouillonne qui masque souvent certaines analyses intéressantes.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)