Dans ce nouvel ouvrage, le prolifique écrivain militaire britannique Jeremy Black, auteur de plusieurs classiques tels que A Military Revolution?, Rethinking Military History, Introduction to Global Military History,A History of Diplomacy ou encore une série d’ouvrages sur la guerre dans le monde depuis le XV° siècle, aborde de front les relations entre la technologie et la guerre, son objectif étant de sortir du déterminisme qui fait de la supériorité technologique l’explication monocausale de l’expansion occidentale et de sa supériorité militaire.
En soi, l’argument n’est pas original, un historien comme John France ayant déjà largement montré, dans le courant des travaux s’inscrivant dans « l’histoire globale », à quel point la domination militaire occidentale est un fait récent, et probablement conjoncturel. Black tente néanmoins d’aller plus loin, puisqu’il essaye d’attaquer de front les arguments techno-déterministes en vogue aux Etats-Unis, et qui font de la supériorité technologique la clef du succès dans les interventions militaires, un aspect majeur de la culture stratégique américaine comme l’ont montré Joseph Henrotin et Tom Mahnken.
La longue introduction de l’ouvrage pose donc un cadre d’analyse complet du rôle de la technologie militaire, en particulier son insertion dans un tissu socio-culturel spécifique qui va favoriser ou contraindre tel ou tel choix, son rôle en tant que variable pour expliquer les victoires ou les défaites par rapport à d’autres facteurs (stratégies employées, performances tactiques, contexte politique, etc.), la question de la nécessité d’avoir une vision globale (et donc décentrée par rapport à l’Occident) de la création et de la circulation des technologies militaires, ou encore leur rôle sur les transformations des appareils militaires et les imaginaires techno-stratégiques qui vont avec. Très complète, l’introduction justifie à elle seule la lecture de l’ouvrage, tant elle pose de manière synthétique tous les principaux enjeux du sujet. Suivent plusieurs chapitres utilisant le cadre conceptuel décrit dans l’introduction, et abordant successivement la construction des navires de guerre à l’époque moderne (permettant la projection de la puissance militaire occidentale); l’impact de l’introduction de la poudre à canon sur la guerre; la révolution entraînée sur le commandement et la logistique par l’introduction du chemin de fer, du télégraphe et de la radio; l’importance de la motorisation permise par le moteur à combustion ou encore le développement de l’aviation militaire. Ici, l’immense érudition de Black fait merveille, et l’on dispose désormais de solides synthèses sur chacun de ces sujets.
Bonne introduction, bons chapitres de synthèse, l’ouvrage serait-il sans défauts? Malheureusement non, et le principal reproche que l’on peut lui adresser est de ne se baser que sur des travaux historiques pour aborder le rôle de la technologie dans la guerre. En effet, tout un courant de la sociologie des sciences s’est construit autour de la question de la « construction sociale de la technologie » (social shaping of technology en anglais), et constitue un champ de recherche très actif ayant produit des ouvrages importants tels que The Closed World ou, pour prendre un exemple récent, American Arsenal. On regrette que Black ne cite jamais les travaux de ce courant, alors qu’il est directement pertinent pour son travail, et que plusieurs des questions abordées dans l’ouvrage sont résolues depuis longtemps. En fait, on ne sait pas si Black s’adresse à des collègues universitaires, et dans ce cas son travail n’est pas original, manque une partie importante de la littérature, mais fournit des synthèses utiles; ou s’il s’adresse à des décideurs américains pour les convaincre de relativiser le rôle de la technologie, sachant que l’on peut douter qu’ils liront le livre. Au final, il s’agit donc d’une synthèse utile des liens entre guerre et technologie, à la bibliographie malheureusement incomplète.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)