La question de la gestion des carrières dans les organisations militaires contemporaines a pris de l’ampleur avec la généralisation des armées professionnelles. Dans un livre largement lu et commenté aux Etats-Unis, Tim Kane – docteur en économie et ancien officier de l’Air Force – prend la mesure de l’hémorragie qui frappe le corps des officiers américains. Son analyse s’exprime à travers le paradoxe du talent : comparant les qualités des membres des forces armées avec celles de leurs homologues du secteur privé, il constate que les organisations militaires génèrent parmi les meilleurs des entrepreneurs (innovateurs, opportunistes et décideurs) mais sont impuissantes à les gérer. De plus, alors que les décideurs militaires insistent pour former des soldats capables de s’adapter, la bureaucratie reste figée, comptant sur l’ancienneté (qu’il distingue de l’expérience) plutôt que sur le mérite pour les promotions, s’appuyant sur la contrainte pour les choix de carrière ou les affectations.
L’auteur considère ainsi que le système de gestion des ressources humaines des forces armées (plusieurs fois réformé) reste caractérisé par ses origines entrepreneuriales datant de l’ère industrielle, dans laquelle les individus sont interchangeables. Bien plus, s’appuyant sur les travaux d’économistes tels que Hayek, Tim Kane estime que la gestion du personnel se heurte à l’impossible gestion des flux d’informations concernant les membres de l’organisation. En d’autres termes, les armées américaines sont handicapées par un système centralisé et planifié incapable d’utiliser les talents individuels ni d’inciter ses membres à valoriser leurs compétences entrepreneuriales. Ainsi, l’auteur met en lumière comment des jalons obligatoires dans la carrière (notamment en commandement opérationnel), la promotion systématique selon l’âge et l’inflation croissante des évaluations positives des membres de l’institution conduisent à une culture de rejet du risque et à l’augmentation significative des démissions en cours de carrière.
Afin d’endiguer ce phénomène, Tim Kane propose – à travers plusieurs études de cas concernant l’histoire récente – de faire évoluer le modèle de l’All-Volunteer Force (AVF) vers un système plus ouvert et décentralisé. Cette Total Volunteer Force (TVF) serait calquée sur les pratiques du secteur privé en matière de gestion des ressources humaines. Il propose ainsi une réforme en profondeur. En premier lieu, la création d’un véritable marché du travail interne pour le corps des officiers. Celui-ci permettrait aux chefs de choisir eux-mêmes leurs subordonnés en obligeant ces derniers à faire acte de candidature. En second lieu, l’ouverture du corps des officiers en mettant fin aux cloisonnements entre les spécialités et les armes, mais surtout en permettant les entrées et sorties latérales (un militaire pouvant passer quelques temps dans le secteur privé avant de réintégrer l’armée). En troisième lieu, la mise en place d’incitations permettant une gestion plus souple des carrières, fondée essentiellement sur les besoins et les préférences des individus.
Autrement dit, s’appuyant sur une enquête systématique auprès d’officiers d’active ou en retraite, l’auteur soumet à ses lecteurs un projet révolutionnaire : fonder le rapport entre l’institution militaire et ses membres non plus sur la contrainte (issue d’une vision pessimiste de la nature humaine) mais sur la libre régulation du marché. Sur ce point, et même si Tim Kane ne fait pas preuve de naïveté, on peut lui reprocher un optimisme excessif quant aux effets possibles d’une telle dérégulation. Enfin, on peut raisonnablement douter de la réception d’une telle proposition par les décideurs militaires, tant elle s’oppose non seulement à la culture dominante mais aussi aux intérêts propres de ces derniers.
Stéphane Taillat (CREC-Saint Cyr)
Recension initialement parue dans Politique Etrangère, 2013/3.