The End of Intelligence: Espionage and Power in the Information Age

Fruit d’une expérience dans la communauté américaine du renseignement, The End of Intelligence explore l’impact de la révolution de l’information sur le devenir du pouvoir d’Etat. David Tucker[1] s’intéresse particulièrement à l’influence de cette révolution dans le domaine du renseignement et avance, contre une vision très répandue, qu’elle n’a pas eu un impact décisif. Pour lui, dans la logique héritée de l’époque moderne de relations intrinsèques entre informations-pouvoir et raison d’Etat, la révolution de l’information tendrait à renforcer le pouvoir d’Etat. Pour défendre cette thèse il construit son ouvrage en six chapitres : Intelligence, Information, Power ; Espionage ; Counterintelligence and Covert Action ; Intelligence and Warfare, Intelligence and Irregular Warfare, Principals and Agents. Autant de thèmes par lesquelles il décline sa problématique générale.  The End of intelligence est l’un des livres les plus originaux des Intelligence Studies (IS) depuis plusieurs années, par sa perspective transdisciplinaire entre la science politique, l’histoire et les relations internationales.

Tucker

Le premier moment est à la comparaison entre l’espionnage « ancien » tel que pratiqué par les romains et l’espionnage qui apparaît au moment de la formation de l’Etat moderne.  Il s’attache à considérer l’articulation entre information-renseignement-pouvoir d’Etat par les figures de Jean-Baptiste Colbert, Francis Bacon et Sherman Kent ; héritier de cette tradition et premier à formaliser une pensée libérale du renseignement dans les premiers jours de la Guerre Froide[2]. Deux visions du problème de l’information sont opposées : l’ancienne à travers les expériences romaines et chinoises de l’espionnage et la vision moderne dite « libérale » fondée sur la science. Alors que toutes les discussions sur le renseignement et ses « échecs » suggèrent qu’il est nécessaire de renforcer le moment de l’ « analyse » et réduire le rôle de l’espionnage et des covert actions, Tucker avance la thèse contraire : « we could do with much less analysis, at least as it has been institutionalized in American intelligence, but cannot do without espionage and covert action » p. 2. Le secret est plus que jamais présent malgré la logique de la transparence considérée comme une condition nécessaire au bon gouvernement.

Dans ce contexte, la question de l’information à travers le renseignement, permet de découvrir les évolutions futures du pouvoir d’Etat. Les services de renseignement définis comme forme de connaissance, bureaucratie et pratiques, sont considérés comme des « services gouvernementaux paradigmatiques et le renseignement comme l’activité paradigmatique » de l’Etat. D. Tucker avance que les services de renseignement dans le contexte de développement exponentiel des TIC[3], sont un point révélateur de discussions des notions de secret et de vie privée ; la première comme essentielle à tout gouvernement (« Est souverain celui qui a le monopole du secret légitime »), la seconde fondant la citoyenneté libérale. Mais plus encore, l’ouvrage part d’une articulation originale : le renseignement est considéré comme faisant naturellement partie de la vie humaine (la seconde plus vieille profession du monde) et répondant à une nécessité humaine vitale (argument que l’on retrouve dans le maître ouvrage de Sherman Kent) de réduction des incertitudes et d’appréhension du « risque » dans l’action. Fonction aussi des prêtres, de la superstition, de magie, des assurances, des théories des probabilités, de la prudence, de la technologie, de la science, de la philosophie.

La fondation des services de renseignement et de l’analyse sur les méthodes des sciences sociales est la forme moderne et contemporaine de cette nécessité de réduction des incertitudes. Il lie cette nécessité à la compréhension « réaliste » des relations internationales dans laquelle « les Etats se livrent une lutte sans fin pour le pouvoir et la survie calculant sans cesse le rapport coût/bénéfice de leurs actions ». Le rôle des services est de fournir au décideur une évaluation des capacités de l’autre. D’où sa définition du renseignement : « Its principal task is to discover the harmful intentions of ennemies, which because they are harmful kept secret. Intelligence may also assist with lying, cheating, and brute force, especially when it is to the advantage of a state to keep its use of such means secret » p. 16.  Plus loin il précise : « The purpose of intelligence is to collect information that will reveal the plans of the enemy and allow one’s leaders to better guide the state through a hostile world ». Définition qui présuppose des plans cachés, des ennemis, des secrets, des trahisons, et la force brute dans les rapport interétatiques. Le renseignement est un guide pour l’action du décideur dans un « monde hostile ».

L’argument de l’ouvrage se trouve au point de rencontre deux foyers de sens : d’un côté le renseignement comme pratique naturelle chez l’homme, de l’autre le développement des TIC. Le raisonnement de Tucker se déroule en trois temps :

  • comment les TIC ont changé le travail des services de renseignement
  • ce que ces changements nous disent sur notre propre destin dans cette révolution de l’information : « our own fate in the information revolution »p. 2.
  • Le renseignement est épigénétique à la fondation de l’Etat moderne et à son pouvoir. L’avenir du renseignement dans la révolution de l’information sera donc un point révélateur de l’évolution du pouvoir de l’Etat.

Plus loin il fait le lien entre le couple savoir-pouvoir de l’Etat et l’idée de la raison d’Etat telle qu’elle apparaît à l’époque moderne. Raison supérieure, raison « calculante » des coûts et bénéfices de l’action politique nourrie de l’espionnage. Si cette raison d’Etat s’est imposée dans l’Europe moderne elle ne demeure pas incontestée et Tucker identifie une alternative chez les penseurs libéraux dont Kent est un héritier. Il l’énonce ainsi : « Liberals dislike espionnage and intelligence because secrecy is incompatible with the openness necessary to built trust, which is enhanced and made possible by information sharing » p. 29.

Si dans cette voie la connaissance peut servir le pouvoir de l’Etat, la connaissance et le renseignement sont entendus différemment. L’alternative à cette « mauvaise » raison d’Etat pour une « bonne raison d’Etat » libérale émerge dans la distinction entre ce que font les Etats et ce qu’ils devraient faire. Mais selon Tucker le projet d’une voie libérale a échoué  pour deux raisons. 1) Par les échecs du raisonnement par hypothèses sur le futur parce l’on demeure incapable de comprendre le passé et le présent. 2) En dernière analyse, la méthodologie des sciences sociales repose sur une intuition, alors qu’elle avait pour principe de la supprimer. L’ambition échoue parce que l’incertitude est inscrite dans la liberté du comportement humain. Il faut donc substituer la prudence à la recherche des lois causales. D’où la conclusion : l’incertitude résidant en l’ignorance des intentions de l’autres, la découverte de ces intentions cachées est plus importante que la découverte des lois. Ainsi la nécessité de la prudence renforce la nécessité de l’espionnage et des actions clandestines et couvertes. Ce qu’il observe, malgré le souhait libéral, c’est l’inefficacité de l’analyse, le cœur de l’intelligence, non pas de l’espionnage. Pour Tucker, cette inefficacité ne vient pas du contexte contemporain de révolution de l’information mais de la faillite des sciences humaines et sociales à déterminer des lois fiables pour la prise de décision politique.

On pourra reprocher à l’ouvrage l’utilisation d’exemples tirés de périodes historiques trop éloignées. Si l’espionnage tel qu’en parle Sun Tzu dans son Art de la Guerre ou les pratiques romaines offre une perspective importante, les sauts dans le temps – vers les XVII et XVIIIe siècles – desservent le propos. Aussi, on pourra nuancer l’opposition entre le couple espionnage/covert action et le renseignement (intelligence). Il avance que les échecs de l’analyse tendent à discréditer l’ambition d’une pensée libérale du renseignement. Perspective dans laquelle le renseignement est pensé comme un processus intellectuel utile et nécessaire à la prise de décision politique. Tout en reconnaissant sa critique, les « échecs du renseignement » ne discréditent pas pour autant le moment de l’analyse dans le travail des services. Ce que montre précisément la littérature des IS sur ce problème.

Bien que relativement court (193 pages) The End of Intelligence est un ouvrage dense, riche en questionnements et très stimulant pour quiconque s’intéresse aux problématiques du renseignement par la mise en discussion de la théorie politique, de la philosophie des sciences, de l’histoire et des relations internationales.

Benjamin Oudet (Sciences Po)

[1] David Tucker est Senior Fellow au Ashbrook Center de l’Université d’Ashland. Il a été professeur au Department of Defense Analysis au Naval Postgraduate School puis membre de l’Office of the Assistant Secretary of Defense pour les opérations spéciales et les conflits de basse intensité (Special Operations and Low-Intensity Conflict) et comme officier du Foreign Service en Afrique et en Europe.

[2] Sherman Kent, Strategic Intelligence for American World Policy, Princeton Legacy Library, 1948. Notons au passage que le terme français de renseignement et le terme anglo-américain d’intelligence ne sont pas directement synonymes. Pour faire bref, il est considéré en français comme un répertoire d’actions spéciales au sein de l’Etat comme les actions clandestines ou secrètes pratiquées par des services secrets. Il renvoie moins à la compréhension anglo-américaine d’Intelligence qui met beaucoup plus l’accent sur la connaissance et le processus intellectuelle nécessaire à la production d’un savoir utile à la décision politique. C’est le sens de la triple définition donnée par Sherman Kent de l’intelligence comme : connaissance – organisations – et pratiques. Pour résumer, le terme intelligence renvoie à l’ensemble de ce processus, la cycle du renseignement : orientation, collecte, analyse/critique, dissémination vers le consommateur, retour.

[3] Technologies de l’information et de la communication

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