Encore trop souvent, les analyses de la politique étrangère américaine se résument à l’observation d’une succession de phases d’isolationnisme et de phases d’interventionnisme. Évidemment, l’histoire de cette politique étrangère est plus complexe, mais cette dichotomie simpliste reste étonnamment populaire. Étrangement, elle trouve aujourd’hui un écho dans le débat public français, qui oppose lui aussi de manière absurdement caricaturale les tenants d’un héritage « gaullo-mitterrandien » mythifié d’un côté à de supposés « néo-conservateurs » (qui ne sont ni nouveaux, ni conservateurs) de l’autre. Peut-être faut-il y voir une trace supplémentaire de notre passion pour les oppositions binaires qu’a bien identifié Sudhir Hazareesingh, mais cette ultra-simplification ne sert guère à saisir la réalité des événements. L’étude de Henry R. Nau, professeur à George Washington University et ancien membre du National Security Council sous Reagan, est donc particulièrement bienvenue, puisqu’il brosse un tableau intellectuel de la politique étrangère américaine et identifie une tradition selon lui sous-étudiée, qu’il qualifie de « conservatisme internationaliste ».
Aux débuts de la république, la politique étrangère est guidée par un « nationalisme minimaliste », caractérisé par un scepticisme envers les alliances formelles et une préférence pour la neutralité. George Washington est l’incarnation de cette tendance, lui qui mit en garde ses compatriotes contre le danger des alliances à l’européenne lors de son discours d’adieu en 1796. Le Président Andrew Jackson adopte au contraire une position de « nationalisme militant », définie par l’accent mis sur l’expansion territoriale, et une réticence maintenue envers les alliances. Richard Nixon est identifié comme un « réaliste défensif », poursuivant une politique traditionnelle d’équilibre des grandes puissances, notamment vis-à-vis de l’URSS et de la Chine. Theodore Roosevelt est classé comme « réaliste offensif » du fait de son soutien à des politiques impérialistes, tandis que Woodrow Wilson et Franklin D. Roosevelt correspondent à des libéraux internationalistes suite à leur préférence pour la coopération multilatérale et le recours à la force en dernier ressort. Enfin, Nau identifie une tradition de « conservatisme internationaliste » chez Thomas Jefferson, James K. Polk, Harry Truman et Ronald Reagan auxquels il consacre un chapitre chacun. Cette tradition encourage les États démocratiques à coopérer, y compris par la force, pour la promotion de la liberté dans le système international. Néanmoins, si la promotion de la liberté est un idéal, le conservateur internationaliste est conscient des limites de l’emploi de la force et évite de s’engager dans des croisades universelles. Il va aussi adopter une approche incrémentale, reconnaissant qu’il vaut mieux promouvoir la démocratie et la liberté dans des États proches de zones déjà libres (puisqu’ils seront plus sensibles à l’attraction de leurs voisins) que de viser directement des superpuissances autoritaires. Si la liberté est donc l’idéal régulateur, la prudence s’impose dans la conduite des affaires extérieures. Nau avance que cette tradition est probablement la plus adaptée à la conduite d’une politique étrangère efficace.
L’ouvrage est particulièrement agréable à la lecture, et la présentation des différentes familles de politique étrangère est intéressante. Quelques points de regrets toutefois. En premier lieu, il est surprenant de ne trouver dans le texte que quelques allusions aux théories des Relations Internationales, qui auraient pu aider à remettre en perspective les écoles identifiées par l’auteur (particulièrement les différents courants du réalisme). De plus, le chapitre sur Jefferson peine à convaincre, puisqu’il est difficile d’identifier comme conservateur un homme qui disposait de bustes de Voltaire et de Locke sur son bureau, et qui a été fortement critiqué par Henry Adams pour sa faiblesse face aux provocations anglaises lors de la guerre entre Napoléon et l’Angleterre. De même, le Secrétaire d’État Dean Acheson est étrangement absent du chapitre sur Truman (alors que son influence sur la vision du monde de ce dernier a été grande); et le chapitre sur Reagan manque de nuances, son bilan étant plus controversé que ne l’avance l’auteur.
Malgré ces remarques, Nau livre une histoire de la politique étrangère américaine qui mérite largement le détour, ne serait-ce que pour sa taxonomie des différentes traditions intellectuelles.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)