Ce livre se présente comme une synthèse du débat théorique, depuis la guerre civile anglaise jusqu’à l’époque contemporaine, portant sur la raison d’Etat. Cette notion présuppose une situation où l’on quitte le registre de l’Etat soumis au droit pour celui où il ne se fonde plus que sur ses intérêts et sa puissance. Il peut alors violer la morale et tout cadre légal pour défendre ses intérêts, au premier rang desquels se trouve sa sécurité. Ce sujet, nous indique l’auteur, est d’intérêt pour le juriste car il interroge le rapport entre droit et politique, entre gouvernants et gouvernés, entre politique et morale. Au niveau constitutionnel, il interroge le rapport entre sécurité et liberté, la perception que la constitution a des rapports entre ordre interne et relations internationales, mais aussi la notion de situation d’urgence et de son maintien dans le temps.
La problématique du livre peut donc être résumé à comment la doctrine de la raison d’Etat a été façonnée par l’histoire. L’auteur se concentre sur la construction constitutionnelle britannique, de la confrontation entre la Couronne et le Parlement jusqu’à la tension contemporaine entre lutte anti-terroriste et internationalisation des droits fondamentaux, en passant par la relation entre le royaume et ses colonies.
La raison d’Etat englobe la relation entre les institutions politiques et les compagnies mandatées pour l’exploitation des colonies, ainsi que les situations où l’Etat est, lors de situations qualifiées d’urgentes, face à une menace entraînant le besoin de rapidité et du recours à la violence largement discrétionnaire voire arbitraire, de même que les situations de guerre et de diplomatie. Le livre se conclut sur la fin de l’empire et les relations entre droit interne et droit international, ce dernier jouant désormais un rôle majeur dans l’encadrement juridique de la manifestation du recours à la raison d’Etat, alors que la société se judiciarise.
L’auteur analyse l’évolution de la réflexion sur la raison d’Etat à travers la lecture des grands auteurs britanniques depuis le XVIème siècle et à la lumière de jurisprudence choisie. Le sujet est étudié chronologiquement. Il n’ignore cependant pas les incontournables auteurs européens tels que Carl Schmitt et Nicolas Machiavel. Il fait le rappel, lorsque cela s’avère pertinent, des idées des auteurs de l’Antiquité gréco-romaine qui ont inspiré les penseurs britanniques.
Ainsi, l’auteur commence par questionner la prérogative, d’abord monopole de juridiction liée à une dynastie qui sera transféré à l’Etat. Celui-ci obtient le statut de personne morale, tel que conceptualisé notamment dans les écrits de Hobbes. Celui-ci s’inquiète du risque de la confiscation du pouvoir suprême de l’Etat par une élite pour son unique intérêt et non en vue de défendre l’intérêt général. Il établit la nécessité pour l’Etat de droit de garantir la prévisibilité des relations des individus entre eux et avec l’Etat, ce dernier pouvant déroger exceptionnellement à ce respect de la règle de droit, la « Rule of Law ». La prérogative apparaît comme un concept dont va être issu la raison d’Etat. Hobbes se distingue de ses successeurs républicains en ce qu’il voit les relations internationales sous le prisme de la coopération pacifique et non du « devoir » de diffuser la liberté.
Le chapitre d’après suit trois auteurs de la période républicaine, qui voit le Royaume-Uni opposé à l’Espagne impériale. Le premier, Marchamont Nedham, défend une vision de l’Etat fondé sur le modèle de la démocratie athénienne. Il insiste sur la séparation des pouvoirs et sur l’importance de l’égalité entre les citoyens. Le deuxième, Algernon Sydney, s’inspire de la Rome antique voire même du royaume d’Israël où la liberté des citoyens est défendue par un pouvoir juridictionnel fort. Le troisième, James Harrington, envisage comme modèle la cité-État de Venise, et défend une réconciliation entre républicain et monarchiste avec pour horizon le principe de légalité et le commerce international. Tous défendent un modèle de république militaire, car ils lient la liberté à la force militaire. De même, ils considèrent tous nécessaire une politique internationale impérialiste. La raison d’Etat est pour eux un élément nécessaire et acceptable tant qu’il est aligné sur les besoins du peuple.
L’auteur continue son étude en décrivant les réflexions qui ont accompagné l’avènement de l’empire britannique à travers les actions de la Compagnie des Indes orientales. Le lecteur rencontre la pensée de David Hume, correspondant de Montesquieu. Il défend une position à contre-courant de la pensée dominante anglo-saxonne : il est contre les abus faits au nom de la raison d’Etat, entendue alors comme réservant le commerce et les relations internationales à la Couronne, et défend une politique de libre-échange. Il s’inquiète de l’abus de la raison d’Etat comme favorisant la guerre entre les nations, et ainsi menant l’Etat à la faillite par l’endettement. Au contraire, le philosophe William Blackstone défend le maintien de la raison d’Etat dans les relations internationales au regard des enjeux. David Hume la perçoit comme acceptable uniquement si elle est le fruit d’un débat public.
Le chapitre suivant s’intéresse au moment où le Royaume-Uni atteint le statut d’empire mondial, suite à sa victoire lors de la guerre de sept ans, mais inquiet face à la Révolution française. Adam Smith est convoqué pour déplorer le détournement de la raison d’Etat au profit d’intérêts privés, en l’occurrence ceux de la Compagnie des Indes orientales. Edmund Burke conceptualise juridiquement la raison d’Etat en termes de rapport entre la norme et d’exception à la norme. Face à la Révolution française, il s’inquiète d’une banalisation du recours à l’exception permanente comme mode de gouvernement.
Lors de l’époque des guerres napoléoniennes et alors que les Etats-nations se stabilisent en Europe, plusieurs penseurs apportent leurs contributions à la raison d’Etat, notamment dans la relation entre démocratie et bureaucratie. James Mill, disciple de Bentham, soutient l’utilitarisme comme objectif de gouvernement. John Stuart Mill défend son héritage en justifiant le recours à la dictature par les peuples civilisés pour gouverner les barbares. Henry Maine constate le déclin du droit statutaire, lié à la famille, au profit du droit contractuel, lié aux individus. Il en déduit la nécessité de travailler au progrès de la société, ce que les prérogatives de droit public (gouverner) et de droit privé (marchander) qu’a la Compagnie des Indes orientales empêche, en ce qu’elle travaille à la défense des intérêts de quelques-uns aux détriments de l’intérêt générale puisqu’elle fonctionne sur le modèle de la relation entre maître et serviteur. Ce chapitre se termine par le constat de l’apparition de lois martiales pour cadrer juridiquement a minima les actions de répressions à l’encontre des révoltes qui traversent l’empire britannique. À contre-courant de tous les auteurs évoqués précédemment, William Finlason défend un pouvoir illimité. Albert Vinn Dicey le contredit en insistant sur le principe de la Rule of Law, qui se traduit par la compétence des juridictions ordinaires, même pour les actes commis dans des situations extraordinaires. L’auteur revient sur le culte de la politique sur le droit de Carl Schmitt avant d’analyser le positionnement pro-institutions de Friedrich Hayek et les deux idéaux-types de Michael Oakeshott : l’Etat comme société, societas, ou comme entreprise, universitas. Aucun de ces penseurs, nous indique l’auteur, ne saisit toutefois le processus de normalisation, par leur légifération, des situations extraordinaires.
Le dernier chapitre aborde la raison d’Etat à travers le constitutionalisme post-1945, qualifié de libéral et ayant promu les droits naturels aux niveaux constitutionnel comme du droit international. L’auteur, en se référant au concept de « Humanity Law » de Ruti G. Teitel, renvoyant à Rawls, constate la judiciarisation des composantes de la raison d’Etat en revenant sur les lois et jurisprudences touchant aux domaines lui étant associé : commerce, diplomatie et urgence. Les différentes mesures prises dans les domaines relevant de la raison d’Etat sont alors soumis aux exigences du contrôle juridictionnel européen conçu autour des notions d’intérêt public, de dérogation, de proportionnalité et de discrimination, afin d’aboutir à l’équilibre entre sécurité et liberté. Il existe selon lui des limites à l’établissement d’un périmètre autour de la raison d’Etat, notamment via le danger que le pouvoir exécutif interprète en secret et à son avantage des clauses constitutionnelles comme l’écrit Jack Goldsmith. L’Etat est au final tiraillé entre son rôle de juge, « iudex », et de gardien, « custos ». L’auteur présente l’aménagement entre droit au procès équitable et raison d’Etat dans le système juridique britannique en développant l’accès qu’ont les avocats britanniques aux preuves classées secret-défense en suivant une procédure particulière et pour certains contentieux. Il s’inquiète de l’apparition et de la diffusion d’une culture d’une gouvernance managériale visant à protéger les citoyens contre les risques, politique à même de produire des atteintes aux droits via une systématisation des dérogations.
Comme ne l’indique pas la quatrième de couverture, le lecteur est face à un ouvrage de synthèse de penseurs majoritairement britanniques. L’incarnation organique de la raison d’Etat, soit les services de renseignement et de sécurité en tant qu’acteurs pouvant agir dans la clandestinité, ne sont évoqués qu’à travers la pudique notion d’ « agency », d’administrations, au profit d’une lecture théorique de la nécessité pour l’Etat d’agir en dehors de la légalité. Pourtant, il évoque la jurisprudence relative au centre d’écoutes britannique, le célèbre GCHQ, mais une fois encore sans le définir ni expliciter. Les auteurs non anglo-saxons, tels que Machiavel pour la « ragione di Stato », la « raison d’Etat » initiée par Richelieu et la « Staats raison » de Frédéric le Grand, sont évoquées rapidement sans être particulièrement approfondies, alors même que l’auteur insiste sur la correspondance épistolaire entre penseurs britanniques et penseurs originaires d’Etats européens continentaux. Carl Schmitt seul a droit à une réflexion dépassant les quelques lignes.
Si la réflexion théorique sur la raison d’Etat se résume, via des intitulés différents pour chaque auteur analysé, à l’impératif de la recherche de l’intérêt général, entre besoin de stabiliser la société par la légalité tout en pouvant y déroger en cas de situations d’exception, le lecteur non coutumier de l’histoire de l’empire britannique peut parfois ressentir un manque d’approfondissement. C’est le cas notamment pour la fin de l’empire britannique et l’apparition de la notion de « dominion ». Ce terme, qui qualifie le développement de l’autonomie puis l’indépendance des colonies. Pourtant, ces « dominions » sont devenus des Etats partenaires du Royaume-Uni dans le monde avec lesquels elle agit, notamment dans le domaine de la raison d’Etat.
Ainsi, le rapport de ces mêmes colonies à la raison d’Etat est étrangement absent des développements de l’auteur, alors même qu’il n’hésite pas dans le dernier chapitre à revenir sur des réflexions relatives à la « guerre contre le terrorisme » guidé par les Etats-Unis. On pense pourtant ici aux travaux historiques, notamment du Professeur Stephen F. Knott, portant sur le rapport des pères fondateurs des Etats-Unis au secret d’Etat, à l’espionnage et à la corruption. Par ailleurs, James Madison a développé la question de la prérogative à travers sa réflexion basée sur les écrits de Locke et de Hobbes dans The Federalist Papers. On est tout aussi curieux de savoir comment les indépendantistes sud-africains, canadiens, indiens… envisageaient la raison d’Etat, sous l’angle de leur lutte de libération couplé à l’héritage intellectuel britannique. De même, le lien entre prérogative, pensée de Madison et lutte anti-terroriste moderne a été développée par Michael Glennon, professeur de droit américain, dans son ouvrage National Security and Double Government (2014). L’absence de ces éléments interroge sur l’ouverture à tous les penseurs, même uniquement du monde anglo-saxon et du « Commonwealth », de la raison d’Etat. L’auteur passe aussi assez rapidement sur une question pourtant criante : la nature de la politique de la lutte mondiale anti-terroriste menée par les Etats-Unis et ses alliés, régulièrement qualifiée d’impériale pour ses aspects extraterritoriaux.
Un autre sujet, qui semble survolé, est le rapport entre finances publiques et raison d’Etat : si, dans les premiers chapitres, l’auteur revient sur la construction de l’Etat-nation par la conjonction du monopole de la force et de la perception de l’impôt, il ne revient pas sur la question du contrôle des finances publiques. À peine évoque-t-il avec David Hume le risque d’endettement de l’Etat qui s’engagerait dans trop de conflits. Pourtant, cette compétence du parlement est un outil essentiel qu’il détient pour, entre autres, exercer son droit de regard sur les opérations relevant du domaine de la raison d’Etat, lié au pouvoir exécutif. Nous renvoyons ici à l’article de David Riboste « Les fonds spéciaux : contribution à l’étude des marges du droit (première partie) », Revue française de finances publiques (2002), qui témoigne de l’existence d’une culture du contrôle – notamment parlementaire, avec ses hauts et ses bas – en France depuis Louis XIII. Un éclairage sur cet aspect au Royaume-Uni aurait été des plus intéressants.
Le dernier chapitre du livre insiste sur le développement du contrôle juridictionnel, motivé notamment par le poids de la CEDH. Si l’auteur égrène rapidement les nouveaux acteurs de négociation de la raison d’Etat (parlement, presse, protestation publique, juridictions…), il ne considère pas pertinent, de mentionner les institutions non-juridictionnelles de contrôle des services de renseignement et de sécurité, acteurs de la raison d’Etat : au Royaume-Uni, ni le commissaire indépendant contrôlant leur activité (contrôle administratif), ni de la commission parlementaire compétente (contrôle parlementaire, donc politique) ne retiennent son attention. Pourtant, ces institutions britanniques (et qui ont des équivalentes dans le monde, particulièrement occidental), qui publient des rapports rendus publics, interrogent la question du rapport entre secret et transparence dans les constitutions libérales post-1945, mais aussi de savoir si les institutions démocratiques sont pertinentes et efficientes. Il n’approfondit donc pas l’architecture institutionnelle des institutions politique actuelle encadrant la raison d’Etat et ses conséquences.
L’auteur amène sur la fin de son exposé à la nécessité de « multiplier les esprits » travaillant sur ce sujet. S’il cite le travail des ONG, il ignore l’inclusion de certains parlementaires dans les démocraties modernes en matière de contrôle comme évoquée supra, mais aussi l’ouverture faite aux universitaires. Au Royaume-Uni, on peut citer les programmes de partenariats entre monde universitaire et services de renseignement et de sécurité, via le domaine des « intelligence studies », « security studies », « war studies »… parmi lesquels les travaux du professeur de droit britannique Ian Leigh se démarque.
En conclusion, ce livre présente une solide synthèse de philosophes britanniques entre le XVIème et le début du XXème siècle, puis de certains anglo-saxons entre XXème et XXIème siècle, mais ignore toutefois quelques développements, anciens comme récents.
Thibault Delamare (Aix-Marseille Université, CNRS, UMR 7318 DICE, LabexMed)
Cette recension a originellement été publiée dans la Revue Française de Droit Constitutionnel