En France, les Relations Internationales[1] (RI) constituent moins une discipline scientifique clairement balisée qu’un objet d’étude susceptible d’être traité par la plupart des sciences humaines et sociales : histoire, droit, science politique au premier chef, mais aussi géographie, économie, sociologie, etc. En cela, la situation française diffère de celle qui prévaut aux États-Unis et dans la majeure partie des pays « occidentaux », où les RI se sont imposées comme une science sociale à part entière, émergeant dans le giron de la science politique[2]. Comment expliquer la singularité de la trajectoire française ? Telle est la question centrale que pose Henrik Breitenbauch, chercheur à l’Université de Copenhague, dans cet ouvrage richement documenté, appuyé sur un solide protocole d’enquête combinant approches quantitatives et qualitatives (présenté en détails dans les deux premiers chapitres).
Il faut d’emblée lever un malentendu que pourrait nourrir le questionnement de ce livre : l’objectif de l’auteur n’est pas, dans un contexte de french bashing, de déplorer la faiblesse institutionnelle des RI en France ou encore la présence ténue des internationalistes français dans les classements, toujours plus raffinés, distinguant les chercheurs « publiants ». Loin des polémiques, Henrik Breitenbauch nourrit une ambition plus scientifique : interroger avec les outils de la sociologie la diversité des pratiques scientifiques à travers le monde sans porter de jugement a priori sur le contenu du savoir produit ni même sur les formes les plus légitimes de l’expression scientifique. L’ouvrage s’inscrit dans une littérature déjà abondante, alimentée notamment par les travaux de Ole Waever et Arlene Tickner (directeurs de la collection dans laquelle s’inscrit le livre de H. Breitenbauch) mais aussi, entre autres, Matthieu Chillaud, Nicolas Guilhot, Innana Hamati-Ataya ainsi que Thierry Balzacq et Frédéric Ramel, lesquels s’interrogent dans leur récent Traité des relations internationales sur la diversité des pratiques scientifiques dans l’espace francophone[3].
Les RI en France fournissent un cas particulièrement topique pour déployer une sociologie des pratiques scientifiques. En effet, ce champ d’étude, qui s’est imposé mondialement au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, se situe à la charnière de plusieurs tendances souvent contradictoires qui traversent l’histoire « occidentale » des sciences sociales : globalisation/nationalisation ; américanisation/européanisation ; spécialisation disciplinaire/hybridation transdisciplinaire. H. Breitenbauch examine avec beaucoup de soin la diversité des formes de publication académique, qui constitue selon lui le cœur et le miroir des pratiques scientifiques. Il souligne une tension fondatrice entre deux tendances : d’une part, l’homogénéisation des pratiques scientifiques dans un contexte de globalisation, qui a vu l’émergence des grandes revues à comité de lecture, considérées progressivement comme le lieu le plus « légitime » de production des connaissances au niveau mondial ; d’autre part, la persistance de pratiques scientifiques spécifiquement nationales, elles-mêmes liées aux trajectoires historiques particulières des États. Ainsi, en France, dans le domaine des sciences sociales, on valorise les publications en français sous forme de livres et d’articles dans des revues généralistes (cf. p. 61 sq.) plutôt que les articles en anglais dans les revues spécialisées, à la différence de ce que l’on observe par exemple dans les pays d’Europe du Nord, où la production en anglais tend à supplanter la production en langue vernaculaire. H. Breitenbauch a mené une enquête quantitative sur la période 1956-2010 portant sur les grandes revues de RI. Le résultat est édifiant : sur 10905 articles publiés, 131 ont été écrits par des auteurs français tandis que 364 ont été écrits par des « Scandinaves » (Suède, Norvège, Danemark) [4].
L’auteur n’interprète pas cette « différenciation » française comme un « retard » qui aurait nécessairement vocation à être comblé, mais comme le produit d’une histoire longue, à la fois scientifique et politique, qui lie les pratiques scientifiques à la construction de l’État. Bien plus qu’un livre sur l’état des RI en France, l’ouvrage d’Henrik Breitenbauch s’inscrit donc dans la vaste entreprise d’histoire et de sociologie des sciences sociales inspirée par l’œuvre de Pierre Bourdieu, qui interroge la capacité de l’État à produire des formes de légitimité, y compris scientifique.
En France, l’émergence d’une discipline ou d’une sous-discipline RI a constitué un objectif affiché depuis les œuvres de Raymond Aron et Marcel Merle, mais cet objectif n’a pas été atteint car l’université n’est que peu intégrée au dispositif de formation des élites administratives et politiques, en particulier dans le domaine de la diplomatie, qui intéresse les RI au premier chef. Dans ce domaine, les élites ne sont pas formées à l’université mais dans les grandes écoles (Sciences Po, ENA., Polytechnique…) qui valorisent moins la recherche que la production d’une « compétence » spécifique menant à la décision. Le doctorat, fruit d’une longue enquête, constitue le diplôme de référence aux Etats-Unis et dans beaucoup d’autres pays, alors qu’en France les grandes écoles constituent le « label » par excellence.
S’il n’est pas rare aux Etats-Unis de voir des universitaires spécialistes en relations internationales, comme Joseph Nye ou Michael Doyle, occuper des fonctions au sein de l’appareil d’Etat selon leur domaine de compétence, ce n’est pratiquement jamais le cas en France. D’une part parce que les universitaires français en RI sont généralement plus éloignés des lieux de pouvoir que leurs homologues outre-atlantique ; d’autre part, parce que le savoir et la compétence « légitimes » du point de vue de l’Etat appartiennent aux hauts fonctionnaires, non aux universitaires. Pour H. Breitenbauch, ces différences institutionnelles, s’exprimant au niveau de l’Etat et de son modèle d’éducation, sont fondamentales pour expliquer non seulement la diversité des pratiques scientifiques mais aussi la diversité des formes « légitimes » d’expression (d’où le sous-titre du livre « writing between discipline and state »). La situation des RI en France doit dès lors être étudiée dans le cadre d’une « sociologie politique des formes légitimes d’expression », adossée à une sociologie historique de l’État.
A ce titre, le chapitre 5 de l’ouvrage, consacré au modèle français de la dissertation, est particulièrement intéressant. On sait qu’en France la dissertation constitue, dans les sciences humaines et sociales, l’instrument de sélection par excellence, où l’on juge la culture générale, l’art de la synthèse et de la rhétorique. Or, comme le montre l’auteur, ces qualités ne sont pas valorisées par les revues de référence en sciences sociales qui, pour sélectionner les articles, mettent plutôt en avant l’originalité du propos et des données, la puissance analytique et la capacité à se situer par rapport à l’état des connaissances. Après avoir comparé, dans les chapitres 3 et 4, les structures d’argumentation entre les articles de revues françaises et internationales, H. Breitenbauch explique ainsi la singularité française par la prégnance du modèle de la dissertation, qui prépare les étudiants aux concours de la fonction publique, mais pas forcément à la rédaction d’articles de recherche tels que les conçoivent les revues internationales. En d’autres termes, la domination aux États-Unis des grandes revues spécialisées est la continuité d’un système où l’université est au centre. Rien de tel en France, où le modèle de la dissertation fait écho à la toute-puissance des grandes écoles et de l’administration étatique.
Sur le plan strictement scientifique, doit-on conclure de ces analyses que les RI « à la française » sont condamnées soit à l’adaptation au mainstream tel qu’il serait défini par les Etats-Unis, soit à la marginalité ? Ce serait mal poser le problème, estime H. Breitenbauch, d’une part parce que le « mainstream » incarné par l’approche « transnationale-américaine » se renouvelle sans cesse en intégrant les apports des différentes traditions théoriques et nationales (pensons en son temps à l’« English School ») ; d’autre part parce que la marginalité ne constitue pas en soi une position d’extra-territorialité, voire d’exclusion, mais au contraire une position stratégique pour renouveler un champ scientifique lorsque celui-ci vient à se scléroser[5]. La singularité française peut ainsi constituer un atout et inciter les RI à se renouveler et à progresser, à condition bien sûr que les chercheurs acceptent de participer aux débats en cours et de jouer le jeu des publications internationales. Ce qu’ils font de manière croissante, notamment dans la nouvelle génération de chercheurs, de plus en plus présente dans les congrès comme ceux de l’International Studies Association (lesquels constituent souvent le prélude à une publication dans les revues). Par exemple, comme l’a noté Ole Waever, la France, à travers Didier Bigo et la revue International Political Sociology qu’il a contribué à fonder, est aujourd’hui l’un des foyers européens de renouvellement des approches « critiques » en RI, relisant notamment l’œuvre de Michel Foucault pour décrypter les mutations de la scène mondiale.
H. Breitenbauch montre donc bien à travers le cas français qu’il n’existe pas de vision homogène des RI. A cet égard, la singularité française en la matière fait écho à la montée en puissance des approches dites « non-occidentales ». Certes, le champ des RI n’est pas épargné par les phénomènes d’hégémonie et les logiques de domination, loin de là, mais ces logiques de domination suscitent en retour ce que Inanna Hamati-Ataya nomme des stratégies de « dissidence »[6]. Si les chercheurs français ne peuvent ignorer ce que font leurs collègues au niveau international et, de fait, participent davantage aux débats scientifiques à l’échelle globale, cela ne les oblige pas à suivre aveuglément un programme de recherche ou une orientation théorique sous prétexte qu’ils seraient hégémoniques.
Jean-Vincent Holeindre (Université de Poitiers)
Paru initialement dans Critique internationale, n°70, 2016.
[1] En langue anglaise, l’usage est qu’on mette des majuscules à « Relations Internationales » pour désigner la discipline et des minuscules pour désigner l’objet d’étude.
[2] De plus en plus de départements de science politique dans le monde anglophone, comme celui d’Oxford, se nomment « Department of Politics and International Relations », ce qui montre à la fois l’autonomisation progressive, mais relative, de la discipline Relations Internationales, et son succès croissant auprès des étudiants et des jeunes chercheurs.
[3] Ole Waever, « The sociology of a Not So International Discipline : American and European Développements in International Relations », International Organization, 52 (4), p. 687-727, 1998 ; Arlene B. Tickner et Ole Waever (eds), International Relations Scholarship Around the World, London, Routledge, 2009 ; Inanna-Hamati-Ataya, « “Dissidence” in American International Relations : The New Structure of Anti-Mainstream Scholarship », International Studies Perspective, vol. 12, n°4, 2011, p. 362-398 ; Nicolas Guilhot (ed.), The Invention of International Relations Theory: Realism, the Rockefeller Foundation and the 1954 Conference on Theory, Columbia University Press, 2011 ; Thierry Balzacq et Frédéric Ramel (dir.), Traité des relations internationales, Presses de Sciences Po, 2013 ; Chillaud, Matthieu, « IR in France. State and costs of a disciplinary variety ». Review of International Studies, 40 (4), 803−824, 2014.
[4] L’auteur nuance le résultat de son enquête en expliquant que les Scandinaves étant très bien représentés au sein d’un courant puissant en RI (les peaces studies), leur chance de publier dans les grandes revues sélectionné dans son échantillon était nécessairement plus grande. Bien sûr d’autres facteurs externes, comme la maîtrise de la langue anglaise, ont dû jouer également.
[5] Cf. John Groom, « Les relations internationales en France, un regard d’outre Manche », Revue internationale et stratégique, n°47, automne 2002, p. 108-117 ; Mattei Dogan et Robert Pahre, L’innovation dans les sciences sociales. La marginalité créatrice, Presses Universitaires de France, 1991.
[6] Arlene B. Tickner and David L. Blaney , Thinking International Relations Differently, London and New York: Routledge, 2012 ; Jörg Friedrichs European Approaches to International Relations Theory: A House with Many Mansions, Routledge, 2004.
Merci pour cette recension. Breitenbauch prend-il aussi en comtpe les sources de financement pour la recherche en RI en France v. E-U, pays scandinaves etc.?
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