Officiers. Des Classes en Lutte sous l’Uniforme

Christel Coton est maître de conférences en sociologie à l’Université ParisI/Panthéon Sorbonne et au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP – EHESS). Ses travaux portent sur la sociologie des institutions et des élites, le pouvoir et la violence symbolique, les hiérarchies sociales et professionnelles ; le tout en particulier dans l’armée de terre française. Outre cet ouvrage, elle est également l’auteure, notamment, d’un article remarqué[1] : « Briller sous l’épaulette. Capital culturel et capital combattant dans le corps des officiers de l’armée de terre » paru en mars 2012 dans Actes de la recherche en sciences sociales (n° 191-192, pp. 14-27). Christel Coton a soutenu sa thèse intitulée « La culture de la distinction : unité institutionnelle et lignes de tensions au sein du corps des officiers de l’armée de terre » en 2008 sous la direction de Numa Murard (Université Paris 7). Son ouvrage est tiré de cette thèse et s’appuie sur deux terrains enquêtés pendant six mois chacun au début des années 2000 : l’école d’état-major alors localisée à Compiègne et un régiment de cavalerie des troupes de marine dans lequel le père de l’auteure, ancien officier issu du rang, avait lui-même servi avant son départ à la retraite quelques mois auparavant.

couv_3094.jpg

L’ouvrage de Christel Coton apporte incontestablement sa contribution aux travaux français en sociologie militaire. S’il est vrai, à mon sens, que cet ouvrage est d’une « intelligibilité facilitée pour le non spécialiste des armées[2] », sa contribution est peut-être moins forte pour les sociologues et politistes connaisseurs des fonctionnements et usages de l’institution militaire. Cela n’amoindrit pas la force de cet ouvrage tant l’entreprise générale consistant à démontrer aux sociologues et politistes l’utilité et la nécessité d’une approche sociologique constituée de l’institution militaire est d’importance. En effet, l’institution militaire est un miroir – sans doute grossissant et déformant parfois – des grandes évolutions sociologiques. La dimension institutionnelle accroît le spectre et l’intérêt d’une telle analyse.

Cet ouvrage repéré dans le champ[3] possède en outre – et peut-être surtout – l’intérêt de rendre compte, au travers de la méthode de l’observation participante – des spécificités de l’enquête en milieu militaire[4]. Sa réflexion est à ce sujet contribue à alimenter la construction d’une posture sociologique pour tous les chercheurs travaillant sur l’institution et qui ont eu, ont encore à connaître un lien, d’une manière ou d’une autre (hors champ professionnel), avec l’institution militaire. Il faut reconnaître que Christel Coton ne cherche pas à écarter de son analyse ces liens mais qu’elle les dévoile, aux lecteurs, mais surtout aux enquêtés pour en faire une posture de recherche lui permettant – à juste titre certainement – de mieux construire sa relation aux militaires dans ces terrains. Les sociologues du militaire savent que l’institution ne se livre pas facilement et qu’elle semble rassurée lorsque les chercheurs lui expriment, chacun à leur manière, des signes de « ralliement » qui n’entravent pas pour autant l’interprétation qui peut être critique des résultats de la recherche.

Critique à l’égard de l’institution, Christel Coton l’est naturellement. S’inscrivant dans la grille d’analyse critique du modèle théorique de la violence sociale et symbolique de Pierre Bourdieu, l’auteure fait état dès l’entame de son ouvrage de la « disparition effective de l’institution militaire » (p.8) due pour partie à la suspension du service militaire qui a contribué à faire disparaître l’armée de l’espace social. Pourtant, la présence de l’armée dans l’espace public (avec notamment l’opération Sentinelle depuis les attentats de 2015) est plus forte (p.13) et l’armée et ses cadres continuent de peser sur la vie sociale (p.15).

C’est parce qu’il se fait rapidement un ouvrage empirique d’analyse des relations sociales et internes au sein d’une institution et d’un groupe professionnel qui se trouve être celui des militaires que l’ouvrage est important pour la sociologie militaire. Il montre en quoi les outils de la sociologie classique et de la sociologie générale sont utiles à la compréhension du monde social militaire mais aussi en quoi cette compréhension sert incontestablement la réflexion de la sociologie générale ; en l’occurrence ici sur la thématique de l’égalité des chances et du mérite individuel (p. 17). La thèse de l’auteure est la suivante : « A grade égal, les membres de l’institution doivent être égaux. En cultivant l’illusion d’une égalité de position, l’institution entretient aussi le mythe d’une égalité de perspective » (p.19). La position critique de l’auteure lui fait ainsi modérer de façon explicite l’existence de la méritocratie dans les armées qui est un mythe qu’elle articule d’ailleurs très rapidement à celui de l’institution scolaire compte-tenu des proximités évidentes entre les dispositifs de formation mis en place par les armées et ceux de l’école. La socialisation militaire – pourtant forte et appuyée – loin de reconstruire un nouveau cadre social plus égalitaire contribuerait au contraire à reproduire l’ordre social externe à l’institution en raison, aussi, des spécificités du milieu professionnel et de la socialisation requise. A cet égard, Christel Coton ne dément pas Claude Weber[5] qui montre aussi que l’on retrouve les classes sociales derrière l’uniforme des militaires au travers de leur trajectoire personnelle, professionnelle et des comportements sociaux au sein de l’institution.

Christel Coton rend ainsi compte d’une institution effectivement dominée par son élite ; ici représentée par les officiers formés par l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. Comme l’institution scolaire, l’auteure démontre à la fois comment les armées mettent en place des dispositifs qui orchestrent en interne la sélection des élites (p.50) en tenant à l’écart les non saint-cyriens et attribuant les fonctions de haut niveau aux saint-cyriens. Le malaise se cristallise justement ici pour une institution qui, depuis l’externe, semble convaincue de l’efficacité de son modèle ascensionnel social et professionnel mais qui, du point de vue de l’auteure, fait ainsi état des nombreuses ressources institutionnelles dont elle dispose pour euphémiser la réalité du constat statistique (p. 53). Citant l’enquête « Emploi » exploitée par Mathias Thura dans sa thèse[6], l’auteure indique que « les officiers sont, plus souvent que les autres, issus des classes supérieures : 23 % d’entre eux sont fils de cadres et de professions libérales, alors que ce n’est le cas que de 2 % à 4 % des sous-officiers et des soldats » (p.40). Ces données sont comparables à celles produites par Christel Coton sur la base de ses questionnaires d’enquête : « on trouve 20 % de fils d’ouvriers ou d’employés chez les anciens sous-officiers contre seulement 2 % chez les anciens cornichons[7] ; et à l’inverse, seulement 31 % de fils de cadres contre 70 % du côté des anciens élèves de prépas militaires » (p.244).

Dès lors, l’auteure s’attache à mettre en lumière les ressources du capital militaire donnant ainsi aux militaires en disposant de plus grandes chances d’évoluer au sein de l’armée. Si la virilité, l’exemplarité lors des exercices, la capacité à commander sont abordés comme il se doit, d’autres qualités comme la maîtrise de l’oralité (p.141) sont elles aussi, de façon plus originale et pertinente, abordées pour montrer les multiples périmètres de la reconnaissance militaire. Pourtant, les piliers de cette reconnaissance militaire, à l’interne comme à l’externe, des élites militaires et des combattants institués (p.168) repose sur des piliers classiques : « on attend des officiers qu’ils se comportent comme des chefs « au contact », commandant « à la voix » et prêts à s’engager corps et âme dans la bataille » (p.163). Cet ouvrage empirique sur les luttes sociales dans l’institution montre ainsi tous ses ressorts et se fait, comme ici par exemple, contributeur d’une sociologie de l’autorité et du commandement.

Les pratiques institutionnelles favorisent sur le plan opérationnel comme sur le plan administratif de la carrière les officiers aux sous-officiers et parmi les officiers : les cyrards aux non-cyrards, les officiers issus du rang, aux officiers sous contrat. Cet enchaînement fait dire à l’un des interviewés que finalement : « tout est lié depuis le départ » (p. 179). Il s’agit pour les uns de faire carrière en suivant le plan ; pour les autres d’essayer de faire carrière malgré l’inégalité de traitement symbolique et administratif (p.180). Dis autrement, la conquête des places sociales est tronquée dès le départ en raison d’une inégalité structurelle des chances[8]. Dans ces conditions, c’est aux individus, isolément, en fonction de leur talent et de leur abnégation de partir à la conquête : « Les « restes du monde » ont bien leur place dans l’économie du prestige combattant mais c’est à mains nues qu’ils doivent engager le combat » (p.191).

Après avoir montré comment le capital militaire distribué inégalement pouvait avoir un effet sur les trajectoires professionnelles institutionnelles, Christel Coton s’attache à remonter d’un cran dans la trajectoire sociale pour identifier la genèse de cette domination sociale et symbolique. Pour elle, l’immersion et la conversion profonde des élites s’opère bien avant Saint-Cyr (p.194) ; en particulier dans les six lycées militaires de l’armée de terre (p.202) qui constituent des « antichambres de l’institution ». Pour autant, l’auteure ne fait pas de ces lieux des endroits seulement propices à la culture de la pureté institutionnelle (p.214) mais en démontre toute l’ambiguïté voire le paradoxe lorsque cette construction de la pureté est aussi amenée à s’opérer en luttant contre l’institution (p.218) qui cherche à endiguer la production d’un ethos militaire par trop déconnecté – pour euphémiser – des autres réalités du social. L’institution militaire cherche ou en tout cas devrait toujours chercher (pour donner mon avis) à maintenir un certain niveau de porosité avec la société. Société militaire et société ne peuvent trop se dissocier ; en particulier dans un contexte sécuritaire comme le nôtre et d’une armée professionnelle. Le cas des « cornichons branlés » (p.226), qui n’est pas sans rappeler celui des reçus-collés, montre que c’est justement l’alliance entre culture militaire et culture de classe qui donne à l’élite militaire, représentée en particulier par les héritiers de la bourgeoisie catholique traditionnelle, toute sa place au sein de l’institution ; que le lien à celle-ci ait été préalablement familial et/ou spirituel (p.235).

L’auteure retire au final deux types d’enseignement de son travail. Le premier est qu’il est très difficile pour des individus, malgré les injonctions (« deviens ce que tu mérites de devenir » (p.266)) de résister à la force reproductive des élites au sein d’une institution où « les erreurs d’aiguillage sont rares » (p.267). Dans ce cas, l’un des moyens pour les individus, à condition d’en avoir conscience évidemment, n’est-il pas d’accepter cette culture de classe pour mieux l’utiliser et la contourner ? Le second enseignement de cet ouvrage renvoient aux perspectives qu’il ouvre pour la sociologie militaire. L’auteure lance un appel à ce que des travaux empiriques se penchent pour dessiner avec plus de précision les contours du milieu militaire ; que les militaires se plaisent parfois aussi eux-mêmes à caricaturer (p.240). Cet appel évidemment ouvre des pistes pour une poursuite future de recherches dans le champ.

Au final, la sociologie critique n’explique pas tout. L’armée n’est-elle pas aussi une institution qui permet encore un peu d’offrir individuellement des trajectoires ascensionnelles sociales et professionnelles ? Le fait que l’armée comme l’école échouent à égaliser les chances ne signifie pas qu’il faut obstruer le chemin à ceux qui conquièrent les places. Au contraire, c’est sur la base des techniques de ceux qui conquièrent et non sur la base de ceux qui échouent (en raison des mécanismes institutionnels et sociaux démontrés par l’auteure) que les systèmes publiques doivent prendre exemple pour se réformer. C’est à cette condition que l’exceptionnel pourra être davantage reproduit venant ainsi concurrencer les élites institutionnelles. Il s’agit peut-être d’un vœu pieux mais on peut regretter que l’ouvrage de Chistel Coton élabore ce diagnostic sociologique sans chercher à proposer des pistes de réflexion, en termes de ressources humaines, pour modéliser l’évolution de la politique du système. Notre responsabilité en tant que chercheurs, chercheurs en sciences sociales et du militaire, n’est pas seulement de pointer le fonctionnement réel du social. Il est aussi d’encourager et d’aider à sa transformation. Encore faut-il, il est vrai, que les institutions s’ouvrent aux analyses des chercheurs… Mais j’ai bien conscience qu’il s’agit là d’autres débats qui s’ouvrent et qui questionnent plutôt le paradigme de la sociologie critique.

L’ouvrage de Christel Coton est incontestablement à découvrir et à lire par les chercheurs travaillant sur les questions de la mobilité sociale, des élites, des institutions, de la socialisation et de la réussite scolaire.

Sébastien Jakubowski, ESPE LNF/CLERSE

[1]    Une recension est disponible dans le carnet Sociologies militaires ici : https://sociomili.hypotheses.org/1089

[2]    Maxime Launay, « Christel Coton, Officiers. Des classes en lutte sous l’uniforme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2017, mis en ligne le 29 juin 2017, consulté le 22 août 2017. URL : http://lectures.revues.org/23205

[3]    http://defense.blogs.lavoixdunord.fr/archive/2017/04/07/mes-lectures-de-defense-de-debut-de-printemps-15174.html

[4]    Lafaye Christophe, Paya Y Pastor Alicia, Thura Mathias (coord.), « La pratique des sciences sociales en milieu militaire : une opération spéciale ? », Les Champs de Mars, n°27, IRSEM, Paris, 2015.

[5]    Claude Weber, A genou les hommes. Debout les officiers. La socialisation des Saint-Cyriens, Presses universitaires de Rennes, coll. « Essais », 2012.

[6]    Mathias Thura, En avant ! Sociologie de l’action militaire et de l’anticipation au combat. Un régiment d’infanterie en route pour l’Afghanistan, thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 2014.

[7]    Militaire ayant suivi une classe préparatoire militaire.

[8]    Dubet François, Les Places et les Chances. Repenser la justice sociale, Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2010.

Une réponse à “Officiers. Des Classes en Lutte sous l’Uniforme

  1. Intéressant, même si j’ai déjà lu les mêmes conclusions en 1990 dans
    Christian DESTREMEAU et Jérôme HELIE: « Les militaires, être officier aujourd’hui. »
    Il y a eu peu d’évolution en une trentaine d’années…
    Sans méconnaitre la haute qualité des écoles, il y a la voie royale, de préférence pour les fils d’archevêques, et les chemins de traverse où parfois quelques guerriers (que l’on cite en exemple) parviennent à terminer le parcours du combattant à une place honorable.
    Quelques vrais exemples de guerriers, derrière lesquels se range une forêt de conformisme.
    L’arbre ne parvient pas toujours à masquer la forêt…
    A recommander pour ceux qui sont hors de l’institution.
    A l’intérieur on sait.
    Cyr en 1, le reste, on verra…

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s