Le champ des sciences sociales s’est largement intéressé au corps comme outil de résistance, notamment avec les écrits des sociologues issus des mouvements protestataires étudiants de Mai 68, des analyses des usages sociaux du corps[1] ainsi que le développement des pensées féministes appliquées à la recherche[2]. Pour autant, et l’on peut s’en étonner, peu d’études ont été menées sur le corps comme soumission, comme produit modelé par l’entreprise totalisante d’une institution.
« Les anthropologues ont largement ignoré les armées »[3]. Ce constat dressé par Ben-Ari et Früstück ne reflète pas le caractère proprement surprenant de cette distanciation. L’anthropologie s’est en effet emparée des thématiques de la violence, des institutions totales. En ce sens, l’« ignorance » des armées parait surprenante. Comprendre les mécanismes qui conduisent à faire corps, dans une dynamique de recherche d’harmonie et d’unité ; ceux qui conduisent à accepter l’idée même du sacrifice de son existence ; observer ce qui peut pousser des jeunes gens à abandonner volontairement leur spécificité au service de dynamiques d’harmonisation institutionnelle qui les dépassent, à l’heure d’un individualisme prégnant. Ces interrogations sont autant de questionnements que l’exploration du militaire, et notamment le moment de formation du militaire nous permettent d’approcher.
A de nombreux égards donc, pour la recherche (mais aussi pour l’institution militaire elle-même), l’ouvrage Corps combattant. La production du soldat de Jeanne Teboul, docteure en anthropologie sociale et historique, apparait tout à fait nécessaire.
Au-delà de la simple nécessité, l’analyse proposée par l’auteure est également de grande qualité. Jeanne Teboul fait le choix de partir de ce que les sciences sociales ont déjà pensé, à savoir les mécanismes d’institutions totales, afin de les appliquer à son terrain, celui d’un régiment et d’un centre de formation initiale des militaires du rang où sont formés les soldats parachutistes, entre 2009 et 2016. Par la mobilisation des concepts développés par Erving Goffman et Michel Foucault notamment, il s’agit pour l’auteure de comprendre la manière dont s’opère le processus de transformations des « jeunes » en « soldats ». Cette formation, du professionnel de l’armée autant que de l’homme lui-même, comprise donc aussi bien comme apprentissage que comme modelage, nous renseigne sur les représentations de ce que devrait être, pour l’institution militaire, un « para ».
Un corps viril : la masculinité dans l’institution militaire des paras.
Un homme. Le para est d’abord un homme, et un vrai. Au cours de son enquête de terrain, Jeanne Teboul explique n’avoir côtoyé qu’une dizaine de personnels féminins, une seule parmi les recrues. Tout dans l’instruction est tourné vers le masculin : les recrues, les instructeurs, les figures héroïques convoquées pour s’identifier et s’incarner dans l’institution… tous sont des hommes.
Puissant. Le para doit par ailleurs viril, fort. Son corps doit démontrer tout à la fois son aptitude physique au combat mais aussi des valeurs de bravoure, courage, héroïsme dont la dimension sexuée, dans l’imaginaire collectif militaire, renvoie encore au masculin. L’auteure s’attache à explorer longuement ce qui, dans les chants, les pratiques corporelles quotidiennes mais également les discours de l’institution et des jeunes eux-mêmes, tend vers la fabrication de ce corps exclusivement masculinisé. A ce titre, Jeanne Teboul relève un paradoxe : dans ce monde éminemment masculin de la caserne militaire, le féminin est omniprésent. Il est ce vers quoi le corps ne doit pas tendre (« on n’est pas des nanas »), ce dont il convient de se détacher (incitations à « couper le cordon ») mais il est aussi source de motivation et incitation à se dépasser (discours sur le pouvoir de séduction du béret rouge).
Dans un collectif, le « corps d’armée ». Le para « fait corps » avec son régiment, sa compagnie. Il n’existe qu’au sein d’un collectif qui le dépasse. L’instruction militaire a pour ambition la formation d’une hexis commune. L’enquête proposée par Jeanne Teboul décrit quelques-unes des pratiques qui conduisent à la formation de cet « esprit de corps ». Du passage chez le coiffeur à la remise du paquetage, en passant par l’apprentissage de la synchronisation dans le cadre du pas cadencé, l’objectif de l’institution consiste à renforcer l’unité, la cohésion du groupe, deux termes qui sont d’ailleurs mis en exergue dans le Code du Soldat, que chacune des recrues conserve précieusement sur soi pendant toute la durée de son service. L’auteure ne s’arrête pas néanmoins à ce discours institutionnel d’uniformisation des corps. Allant plus loin, Jeanne Teboul illustre également, dans un chapitre tout à fait intéressant, les différentes stratégies corporelles de distinction au sein des armées : des insignes qui mettent en exergue les trajectoires personnelles et hauts faits d’armes d’un individu dans sa particularité ; des hauts-gradés qui s’autorisent (et se voient autorisés) une certaine latitude quant à la coupe de cheveux ; de la pratique largement répandue du tatouage, qui, généralement placé sur les parties du corps les plus robustes, cherche à attirer l’œil sur ce corps puissant, par un motif, qui, bien souvent, renvoie également à cette idée de virilité (symboles tribaux, registre graphique du feu, du brasier, animaux conquérants et braves etc.).
Le corps combattant finalement est décrit par la chercheuse comme le produit d’une (trans)formation[4] voulue et coordonnée par l’institution au service d’un « corps » plus large, le corps d’armée. Si l’accroissement des capacités physiques, la virilisation des corps des recrues et la mise en place d’une hexis semblent largement s’opérer, du moins dans le cas de l’instruction au sein de ce régiment para, un certain nombre de résistances corporelles relevant de l’unité « individu » sont encore à l’œuvre. Ceci est peut-être le résultat d’une tension inhérente aux missions mêmes du militaire : celle d’un homme qui doit à la fois combattre efficacement, mais également se montrer, être éclatant dans les défilés et autres représentations.
Les « deux corps du soldat »[5]: la complémentarité entre le corps-combattant et le corps-parade.
La véritable force du livre, à notre sens, réside dans la mise au jour d’un paradoxe au sein même des missions du soldat. L’exigence opérationnelle combattante du soldat en arme, cotoie quotidiennement un impératif esthétique, mis sur le même plan, et dont les caractéristiques peuvent sembler contradictoires.
Au cours de l’instruction, les jeunes recrues para sont sans cesse rappelées à l’ordre : « être impeccable », « sois beau ». L’anthropologue nous rapporte que les recrues possèdent 3 treillis différents ; deux sont destinés au terrain, l’un est réservé au défilé. Cet impératif de défilé, de parade et d’esthétisme renvoie à l’idée selon laquelle l’armée doit pouvoir être le reflet de la Nation, le défilé étant compris comme une manière d’exposer la puissance d’un pays afin d’en dissuader les adversaires. Mais, de façon tout à fait pragmatique, donner de l’éclat aux armées répond également à une exigence d’attractivité, à l’heure, où devenues professionnelles, celles-ci doivent recruter.
L’auteure expose de façon pertinente les modalités de l’opposition entre ces deux corps du soldat. Alors que le corps-combattant est plié, courbé, camouflé, cherchant à se rendre invisible et horizontal dans une exigence d’économie d’énergie et d’efficacité ; par opposition, le corps-parade se donne à voir, il est éclatant, bruyant, caractérisé par la verticalité, il gaspille son énergie par le bombage du torse, le chant puissant et le redressement des épaules afin de montrer sa puissance.
A la question de savoir si le corps-parade, apprêté, préparé, destiné à se montrer dans une acception, à certains égards, superficielle, ne serait pas en contradiction avec l’exigence de virilité du corps au sein des armées, l’auteure répond en caractérisant ces deux corps qui cohabitent comme deux formes distinctes d’un même objectif de masculinisation des recrues.
Le corps-parade pour elle, correspond également à une dimension sexuée masculine. L’action de parader se caractérise en effet par l’ostentation et la maitrise de soi. Comme l’expose l’auteure, les rituels ostentatoires, consistant à se montrer, à prendre l’espace, sont caractéristiques de la socialisation des jeunes garçons. L’action de se faire entendre, de « donner de la voix » au cours du défilé, renvoie également à l’association du masculin au bruit. Le corps-parade enfin, ne peut pas être compris sans faire référence ici aux parades sexuelles, parades nuptiales, renvoyant à des notions de séduction, d’une hétérosexualité conquérante, exclusivement associée au masculin.
L’ouverture de nouvelles pistes de recherche, promouvoir l’approche anthropologique dans l’étude des corps armés.
En définitive, en offrant un regard anthropologique sur la manière dont se forme, ou se transforme, le corps au cours de l’instruction militaire, l’ouvrage de Jeanne Teboul vient ouvrir de nouveaux champs de recherche plus que nécessaires pour comprendre ce monde, encore perçu par de nombreux civils, comme clos et relativement secret. Cet ouvrage, richement ponctué d’extraits de carnets de terrain, d’entretiens ou de questionnaires, offre, à qui s’intéresse à la sociologie du militaire, aux sciences comportementales ou aux représentations au sein des armées, un matériau riche et tout à fait essentiel.
En se réjouissant de l’existence d’une telle recherche, nous pouvons désormais souhaiter que s’ouvrent de nouvelles pistes d’études, afin de prolonger le travail ici effectué. A cet égard, deux axes de prolongement nous semblent particulièrement attrayants à la lecture de ce qui a déjà été exploré.
Premièrement, il semblerait tout à fait intéressant d’analyser la manière dont se forme (ou se transforme) ce corps-combattant, supposé viril, chez les personnels militaires féminins. Comme l’explique l’auteure, celle-ci a fait le choix d’un terrain, les « paras », où ne sont formés que très peu de personnels féminins. Il serait néanmoins intéressant de pouvoir analyser les modalités d’adaptation/appropriation de cette hexis, de ce corps-combattant masculinisé chez le personnel militaire féminin.
Deuxièmement, dans cette même volonté de prolonger l’étude ici proposée, il nous semblerait pertinent que s’ouvre une étude s’intéressant à ce qu’il advient de ce corps combattant dès lors qu’il ne combat plus. Effleurée à plusieurs reprises par Jeanne Teboul, cette thématique permettrait de comprendre les substrats de cette identité, de l’hexis, une fois que le militaire est en dehors du corps militaire, en dehors de la communauté. Il serait intéressant d’étudier les modalités de ces résistances du corps combattant mis hors de combats chez les militaires à la retraite, chez les personnes ayant quitté l’institution (le cas de Ludovic dans l’épilogue est à cet égard éclairant et mériterait d’être compris dans une perspective plus générale de l’attrition militaire), mais également les blessés : le corps combattant peut-il l’être encore dès lors que s’atténue sa capacité à livrer combat ?
Ce sont autant de pistes qui mériteraient d’être explorées afin de prolonger cet ouvrage passionnant et largement éclairant sur les modalités corporelles d’appropriation de l’hexis militaire chez les paras.
Marie Robin (Sciences Po)
[1] Luc Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 26:1, 1971, p 205-233.
[2] Sur les usages du corps dans la pensée féministe, voir par exemple : Elspeth Probyn, « Corps féminin, soi féministe. Le dédoublement de l’énonciation sociologique », Sociologie et sociétés, 24:1, 1992, p. 33-45.
[3] « Anthropologists have largely ignored the military ». Eyal Ben-Ari et Sabine Früstück, « The Celebration of Violence : a live-fire demonstration carried out by Japan’s contemporary military », American Ethnologist, 30:4, 2003, p. 551., in Jeanne Teboul, Corps combattant. La production du soldat, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2017, p. 13.
[4] L’usage des parenthèses est employé par Jeanne Teboul dans l’ouvrage pour signifier la tension entre cette formation, dont la vocation est de « transformer » ces jeunes, enfants, associés au cocon familial, en « soldats », véritablement « hommes ». (Trans)formation est le titre du premier chapitre de l’ouvrage.
[5] L’expression est employée par l’auteure, qui la construit à partir de l’étude fameuse des « deux corps du roi » d’Ernst Kantorowicz.