La Ruse et la Force. Une autre Histoire de la Stratégie 

« Achille, héros de la force est un soldat : son honneur est au-dessus de tout. Ulysse, héros de la ruse est un stratège. Pour lui, seule la victoire compte ». Ces deux figures de la stratégie, tirées de l’Iliade et de l’Odyssée, illustrent la méthodologie paradigmique[1] adoptée dans l’ouvrage de Jean-Vincent Holeindre. Celui-ci revient sur les fondements antiques de la pensée occidentale de la guerre et de la stratégie à travers l’opposition de la ruse (mètis) et de la force (kratos).

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Plus spécifiquement, l’auteur explore en profondeur la relation complexe entre ces deux concepts, oscillant entre opposition et complémentarité dans une perspective historique. Le choix d’une approche généalogique permet d’identifier les changements et les ruptures tout en prenant en compte l’environnement politique et social des notions. La genèse de l’utilisation de la ruse et de la force des épopées homériques à l’époque actuelle est riche d’enseignement. Le choix assumé de l’auteur d’utiliser l’Antiquité comme point de comparaison central met en exergue la divergence entre les visions grecques et romaines de l’art de la guerre qui demeure encore pertinente à l’heure actuelle.

Ainsi, la première partie du livre est consacrée au développement de la stratégie dans l’Antiquité. La guerre du Péloponnèse y constitue un événement clé où la notion d’idéal hoplitique cher aux Grecs se voit bousculée. Cet idéal, celui du combat en face-à-face, est complété par la ruse qui devient alors un multiplicateur de force dans une optique de rationalisation des moyens. L’épisode du cheval de Troie, tiré de l’œuvre d’Homère, constitue le paroxysme de l’usage de la ruse à cette époque par l’effet de surprise créé. Cette vision grecque est contestée par les Romains qui vont redéfinir les contours de ces notions, fondant la dichotomie contemporaine entre la force, symbole de vertu et de légitimité et la ruse, symbole de perfidie et de l’ennemi. L’opposition se résume comme la bonne foi (fides) contre la perfidie. La légitimité est placée au centre de la pensée romaine à travers la notion de « guerre juste », ce qui explique la réticence des romains sur le plan moral et juridique. Néanmoins, en s’appuyant sur un socle normatif articulé sur le concept de la bonne foi, Rome conjugue subtilement le politique et le militaire et développe à cette occasion les renseignements et les stratagèmes. Enfin, il convient également de souligner l’importance fondamentale de la question de l’humiliation dans la guerre à travers l’épisode mythique des fourches Caudines, où les Romains pris dans un guet-apens estiment être humiliés par cette défaite non équitable, et s’autorisent ainsi à ne plus respecter les traités.

La seconde partie du livre traite quant à elle de la période moderne de la stratégie. De Machiavel à Clausewitz, en passant par le Moyen Âge et la Renaissance où l’importance tient à l’efficacité de la guerre pour la rendre moins sanglante. Trois figures essentielles de cette période vont être présentées : celle du chevalier, symbole de l’idéal hoplitique, de l’ingénieur militaire en tant que maître des stratagèmes et enfin celle du soldat humaniste qui s’illustre par son intelligence stratégique. Pour Machiavel, la ruse et la force sont des données essentielles du pouvoir En effet, celui-ci part de la ruse pour arriver aux lois, ce qui s’oppose à la logique romaine. L’approche de Clausewitz va amorcer une recomposition de la grammaire stratégique face aux nouvelles guerres de masse. Il est en effet plus nuancé qu’il n’y paraît car dans ces affrontements c’est la force qui fait la différence. Toutefois, la ruse peut jouer un rôle stratégique, si l’armée n’est pas assez forte pour vaincre.

Enfin, la troisième partie porte sur le devenir de la ruse. Les opérations d’intoxication lors de la seconde guerre mondiale font l’objet d’un long développement. Holeindre s’attarde également sur l’arme nucléaire par une comparaison avec Achille, allant aussi à l’encontre de la pensée de Clausewitz qui croyait que la victoire était impossible par un engagement massif des troupes. Mais la dissuasion nucléaire se retrouve face au « dilemme de sécurité » développé par Herz entre course et contrôle de l’armement et considérations de confiance et de sécurité. Ainsi, à l’époque de la Guerre Froide, l’objectif est d’utiliser la ruse afin de semer le désordre dans les perceptions de l’ennemi. Cette période atteste de la complémentarité de la ruse et de la force pour éviter l’escalade du conflit et permettre une coopération minimale dans l’intérêt de tous. Cette subdivision s’achève sur le terrorisme et la stratégie du poulpe où l’auteur compare les terroristes à cet animal doté d’une intelligence remarquable, capable d’enserrer ses ennemis, de se régénérer si on lui coupe une tentacule et difficile à saisir. Le terrorisme est défini comme étant le mode d’action privilégié des acteurs faibles pour compenser un déficit de force. Le terrorisme met en échec l’ennemi malgré sa supériorité militaire. Il réussit même à rendre cette force militaire contre productive comme le démontrent les attaques du 11 septembre 2001 à New-York. Finalement, il s’illustre de manière transnationale donc plus sur un champ de bataille déterminé avec un minimum de moyens, notamment par la conduite d’une guerre psychologique violente ou la manipulation des médias. L’objectif annoncé d’Holeindre semble alors atteint, puisque la thèse de George Davis Hanson[2]  d’un « modèle occidental de la guerre » où il soutient que la culture stratégique occidentale est un affrontement frontal, de type hoplitique où l’usage de la force prime sur la ruse, paraît complètement désuète. La réflexion d’Holeindre réfute une lecture culturaliste trop réductrice qui enferme les discours et les faits militaires dans des identités fixes et naturalisées. L’auteur s’attache alors à déconstruire la thèse d’Hanson par une comparaison chronologique et thématisée en se référant exclusivement aux sources occidentales, pour démontrer que dans cette aire géographique et culturelle, la stratégie valorise la ruse aux côtés de la force.

Tout le paradoxe de la guerre réside dans ce lexique où l’on délaisse la ruse, l’arme du faible par excellence pour lui opposer la force, symbole de puissance physique et matérielle. Toutefois, la ruse est une partie intégrante de la stratégie. L’enjeu consiste à rétablir l’équilibre en montrant que la ruse n’est pas qu’un outil de transgression mais un élément essentiel de l’intelligence stratégique. Ceci est exactement la conception de Machiavel pour qui la ruse et la force sont des données essentielles du pouvoir.

En définitive, l’ouvrage de Jean-Vincent Holeindre, un des meilleurs spécialistes français dans le domaine de la stratégie, s’adresse à un lecteur averti. En effet, sur le contenu, le grand nombre de références et le recours à la symbolique grecque et latine comme éléments clés de la compréhension de son projet excluent d’entrée de jeu les néophytes. A ce titre, sa réflexion s’inspire d’ailleurs nettement de l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant et Marcel Destienne, Les ruses de l’intelligence : La mètis des Grecs. Il convient de souligner la réflexion claire et efficace de l’auteur dans la construction de son argumentaire au vu de la feuille de route présentée dans les premières pages de l’ouvrage. Sa définition de la stratégie comme « l’art de dompter la violence armée par les moyens de l’intelligence pour en faire une force maîtrisée et efficace, capable d’emporter la victoire »[3] trouve un écho retentissant au vu des développements et des exemples présentés.

À travers les deux visages de la guerre symbolisés par Achille et Ulysse, cet ouvrage constitue un outil de référence dans un contexte de mutations profondes de la dynamique des conflits, et plus encore à l’heure où les terroristes usent de stratégies peu conventionnelles en détournant à leur avantage le progrès technologique, si cher à la démonstration de force des puissances occidentales. Cependant, la force des soldats réguliers souffre de contraintes juridiques, politiques et budgétaires bien plus fortes que la ruse, perfide, et s’affranchissant des normes. La supériorité militaire des démocraties occidentales ne doit pas les conduire à combattre comme les Romains avant Scipion, c’est à dire par la stratégie du face-à-face car le pouvoir de la ruse est considérable en ce que sa seule limite tient à l’imagination de ses stratèges.

Jessy Baltzinger (Université de Montréal)

 

[1] LEVINAS E., « Quatre leçons talmudiques », Paris, 1968, L’expression « méthode paradigmique » renvoie à la thèse selon laquelle « les idées ne se séparent jamais de l’exemple qui les suggère ».

[2] DAVIS HANSON V., « Le modèle occidental de la guerre. La bataille d’infanterie dans la Grèce classique », traduit par BILLAUT A., Les Belles Lettres, 1998, 298p.

[3] HOLEINDRE J.V., « La Ruse et la Force. Une autre Histoire de la Stratégie », Paris, Perrin, 2017, p.13.

 

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