C’est un bel hommage que rend Sydney Tarrow à Charles Tilly avec War, States, & Contention. L’ouvrage s’inscrit dans la continuité des thèmes explorés par Ch. Tilly, à savoir la formation de l’État moderne, les préparatifs de guerre, et les contentious politics. Ré-explorant la célèbre formule de Ch. Tilly « la guerre a fait l’État, et l’État a fait la guerre », S. Tarrow boucle en quelque sorte la question en intégrant pleinement les contentious politics dans cette relation constitutive. Sa tâche consiste dès lors à souligner la constance des liens qu’entretiennent ces trois éléments et l’importance des effets produits par leurs interactions. Dans sa tâche, l’auteur affiche à la fois humilité et ambition.
De l’humilité, tout d’abord, en reconnaissant sa dette envers une tradition de figures centrales en histoire comparative. Lui-même en fait d’ailleurs partie, S. Tarrow ayant notamment coécrit avec Ch. Tilly lui-même Contentious Politics, en 2007. Il préfère toutefois valoriser les travaux réalisés par d’autres. Chose encore moins commune, il a le mérite de mettre en avant ceux provenant d’auteurs relativement peu visibles. En outre, il ne se contente pas d’en faire référence dans une brève section préliminaire, comme c’est traditionnellement le cas : il conçoit au contraire son travail comme l’opportunité d’évaluer la pertinence d’hypothèses existantes. C’est ce qu’il fait avec insistance à l’égard des différentes séquences qui, selon Kim Lane Scheppele, marquent la centralisation du pouvoir central en temps de crise, modèle qu’il applique parfois de manière rigoureuse, parfois de manière beaucoup plus lâche.
Quant à l’ambition de S. Tarrow, ensuite, elle provient de l’impressionnante diversité des cas par lesquels il éprouve la validité de son approche. Sont ainsi à l’étude la France révolutionnaire, la guerre d’indépendance américaine, l’Italie préfasciste, dans la première partie de l’ouvrage. Puis, dans une deuxième, sont analysées les différentes périodes conflictuelles qu’ont connues les États-Unis depuis la première guerre mondiale. Le tout est ponctué d’illustrations empiriques mettant en scène des acteurs de nature diverse, employant des méthodes multiples, dans des théâtres et époques distincts.
La promesse d’ambition formulée par l’auteur (p. 7) n’est toutefois que partiellement tenue. Plutôt que de défendre une thèse clairement identifiée, il propose une perspective finalement assez floue, selon laquelle la conduite de la guerre, l’accroissement des pouvoirs de l’État et les contentious politics s’imbriquent et s’influencent mutuellement. Le caractère nébuleux de l’approche s’accroît davantage encore si l’on prend en compte le fait que chacun des trois éléments est défini de manière large, à l’image des contentious politics, comprenant potentiellement toute forme de conflit politique non routinier.
Cette souplesse conceptuelle et l’indétermination du mécanisme principal élaboré par l’auteur sont sans doute le prix à payer pour être en mesure de traiter une telle diversité de situations à travers un seul et même prisme. Dans ces conditions, il est néanmoins assez peu remarquable d’observer des liens entre les trois éléments autour desquels gravite l’ouvrage. Cela est d’autant plus le cas que l’auteur est muet quant au sens de ces interactions, ou, plutôt, envisage que celles-ci surviennent dans n’importe quelle direction.
Pour autant, le travail de S. Tarrow est loin d’être dénué d’intérêt, ni sa tâche aisée. On appréciera tout d’abord la profondeur historique de l’étude produite. Certes, plusieurs passages s’apparentent à des récits déconnectés du propos général de l’ouvrage, notamment les longues entrées en matière des différents cas d’étude. Mais l’ensemble s’illustre par sa clarté, sa fluidité et sa richesse, révélant tout à la fois l’immense travail de recherche effectué et le soin apporté pour en exposer les conclusions de manière limpide. Le livre représente par conséquent un outil précieux pour tout lecteur désireux d’explorer les domaines traités ou de se familiariser avec l’un des cas étudiés. Les spécialistes de ces derniers regretteront peut-être l’omission d’événements ou processus qu’ils jugeront centraux. S. Tarrow ne prête pas particulièrement le flanc à cette critique courante, d’autant que l’espace réduit consacré à chacun des cas implique nécessairement de ne pas mentionner certains épisodes historiques. Le résultat obtenu plaide plutôt en la faveur de l’auteur, du moins d’un point de vue heuristique.
L’ouvrage se veut enfin un instrument contemporain d’analyse critique. Dans cette optique, le caractère hybride des nouveaux conflits est mis en avant, comme le sont les enjeux politiques et juridiques des mesures relevant de l’état d’urgence en démocratie, et qui sont précisément justifiées par l’émergence de ces nouvelles menaces. C’est l’utilisation du droit, plus que son déni, par l’État sécuritaire, qui retient notamment l’attention de l’auteur. Protéiformes, les moyens de contrôle et de coercition sont décrits de manière claire et précise, même si la nature composite des conflits concernés rend leur inclusion dans la catégorie de guerre mal aisée. Tâchant quoi qu’il en soit d’éclairer le présent à la lumière du passé, S. Tarrow ne dissimule pas sa bienveillance à l’égard des initiatives visant à contenir l’expansion des pouvoirs de l’État sécuritaire et à défendre les droits et libertés civils. Ce dernier trait caractérisera finalement assez bien l’ouvrage plus généralement : le positionnement affiché témoigne d’une apparente sagesse, le raisonnement qui lui est sous-jacent est d’une puissance sensiblement restreinte.
Élie Baranets (École polytechnique/IRSEM)
Cette recension a été publiée dans le numéro 2017/4 de la Revue Française de Science Politique