L’ouvrage de Luc Van Campenhoudt s’inscrit dans la lignée des essais et ouvrages académiques qui se proposent d’expliquer le phénomène terroriste actuel dit « jihadiste ». Parmi les différents champs des sciences humaines et sociales récemment mobilisés dans les publications (anthropologie, sociologie, psychologie, philosophie, sciences politiques) ; Luc Van Campenhoudt puise dans la sociologie pour expliquer le processus menant un individu à commettre un acte terroriste pouvant résulter en sa propre mort. Ce faisant, il « démystifie » les différentes étapes de ce processus qui, bien qu’aboutissant à la commission d’un acte par nature extraordinaire, reposent sur des besoins humains et des logiques sociologiques ordinaires.
Le raisonnement suivi par l’auteur vise à démontrer que la radicalisation d’un individu n’est, en règle générale, jamais un phénomène strictement personnel ; en ce qu’elle est à la fois le résultat d’interactions avec un micro-réseau de personnes radicalisées dont il fait partie, et de son parcours individuel au sein d’une société dans laquelle il évolue quotidiennement. De ce fait, l’acte terroriste d’une personne ne peut être considéré, selon l’auteur, comme un acte personnel décidé de manière autonome, mais plutôt comme la concrétisation de la mobilisation collective de la cellule à laquelle la personne radicalisée aura choisi d’appartenir et de s’identifier. En faisant jouer constamment les différentes échelles sociologiques (la société, la cellule terroriste et l’individu-même), l’auteur retrace les différentes étapes progressives que ce dernier traverse. Ces différentes échelles ne se superposent pas les unes et aux autres mais sont en constante interaction, et l’analyse proposée dans l’ouvrage pointe systématiquement les facteurs externes à l’individu per se qui interviennent tout au long du processus, en permettant, renforçant ou accélérant la radicalisation du potentiel terroriste, jusqu’à son passage à l’acte :
Luc Van Campenhoudt procède à son analyse en distinguant dans un premier temps les « clés » des logiques internes (au sein d’une cellule jihadiste) qui mènent à l’action collective de cette cellule – l’acte terroriste pouvant toutefois n’être le fait que d’un individu stricto sensu ; puis traite dans une seconde partie des logiques externes à la cellule.
L’élément déterminant du basculement d’un individu dans l’idéologie jihadiste est son rapprochement puis son assimilation au sein d’une cellule jihadiste, soit un contexte de micro-mobilisation. Au sein de cette cellule, le processus de mobilisation dans lequel il va s’engager tient aux satisfactions qu’il retire de sa coexistence avec le groupe. En étant l’un d’entre eux, l’individu lie son sort et ses expériences personnelles aux leurs à travers le phénomène « d’attribution collective », se distingue de ses précédents groupes sociaux en s’identifiant à ce groupe qui le valorise, et s’appuie sur la logique de « polarisation en groupe » pour participer à des décisions collectives qu’il n’aurait jamais prises seul. Somme toute, l’intérêt de l’individu à rejoindre ce nouveau groupe de pairs existe dès lors qu’ils lui permettront de gagner en considération à la fois dans le regard que ses pairs portent sur lui, et (donc) dans l’estime qu’il a de lui-même. L’auteur s’attache ainsi à montrer que la radicalisation d’une personne n’existe qu’en rapport avec les autres, compris aussi bien comme les membres de sa cellule locale que comme la société qui deviendra progressivement l’ennemi à anéantir.
Les contacts directs (de visu) sont déterminants pour enclencher une logique de radicalisation chez l’individu, mais ne sont pas contradictoires avec, et peuvent être renforcés par, des contacts indirects via internet. L’interaction avec les personnes physiques connues, la rencontre avec de nouvelles personnes évoluant dans le même type de milieux, et l’ouverture à un imaginaire idéologique extrêmement riche et travaillé sont autant d’éléments qui contribuent à créer un nouveau milieu social hybride, entre la réalité tangible et celle virtuelle. L’existence sur internet d’une multitude de petits réseaux et cellules fermés mais en discussion crédibilise selon l’auteur l’existence d’une « radicalisation virtuelle » qui toutefois ne suffit pas pour mobiliser de manière effective vers une action terroriste concrète.
La communication entre cellules jihadistes de manière horizontale constitue une nouveauté en comparaison avec le système hiérarchique et pyramidal caractéristique d’Al-Qaïda, et l’absence de hiérarchie verticale stricte confère à chaque cellule à la fois une autonomie et un risque accrus : si la prise d’initiative est facilitée, le groupe ne peut compter que sur lui-même en cas de « problème ». Ces interactions entre cellules permettent à la fois de renforcer mutuellement par un « ajustement réciproque » son adhésion à l’idéologie jihadiste, et de bénéficier d’aide matérielle pour mener à bien un projet terroriste. Le pouvoir au sein de ce réseau de cellules interconnectées réside donc dans la capacité à se situer à l’intersection de ces interactions, dans une position de centralité.
Une fois que l’individu s’assimile entièrement à la cellule, et s’engage dans la préparation d’une action terroriste, le groupe joue à nouveau un rôle sociologique crucial. En ayant dépassé la phase « d’acquiescement mitigé » qui précédait son adhésion au groupe, il y a pris des responsabilités et a rompu avec tout autre milieu auquel il pouvait appartenir. Progressivement, parce qu’il retirait des satisfactions relationnelles et psychologiques de sa participation au groupe, il a adhéré également aux motivations religieuses prônées par ce groupe. La nature religieuse de l’idéologie qui soude le groupe est déterminante pour légitimer aux yeux de l’individu l’action violente ; qui devient alors un devoir sacré. Cette croyance étant partagée par l’ensemble du groupe, l’encadrement du futur terroriste est d’autant plus strict et les moyens de se désengager de cette future action, d’autant plus rares.
Un individu lambda ne devenant pas du jour au lendemain sensible au discours et à l’existence de cellules jihadistes, l’auteur examine à l’échelle macro plusieurs facteurs permissifs ou déterminants.
La population majoritairement musulmane évolue dans un milieu sociologique qui crée différents « effets de milieu », parmi lesquels l’auteur en distingue trois. Il souligne d’abord la concentration de cette population, et la comparaison qui s’ensuit avec les autres groupes sociaux au sein de la société. De cette comparaison naît un sentiment de « privation relative » qui, pour reprendre le vocable marxiste, ajoute à l’esprit « en soi » un esprit « pour soi » à ce groupe social. Cette perception d’une inégalité pousse l’individu vers l’action collective dès lors qu’il n’existe pas envers d’autres milieux sociaux auxquels il pourrait appartenir, de solidarité concurrente. L’individu qui ne se définit qu’à travers ce milieu social peut alors se constituer une identité victimaire qui ensuite permettra l’action violente en réponse.
L’auteur couple à la création de cette identité victimaire l’attitude de la société à l’égard des « populations de tradition musulmane de la deuxième ou de la troisième génération en Europe ». Si ces derniers s’intègrent dans leur nouvelle société en choisissant quelles valeurs et attitudes « traditionnelles » peuvent s’accommoder avec celles qu’on leur demande désormais d’adopter, les « anciens établis » se construisent en réponse une image négative des musulmans en s’attribuant en miroir les caractéristiques positives, et se constituant ainsi de facto en groupe ethnique.
Ce processus d’étiquetage et cet antagonisme ethnique constituent une base à partir de laquelle exacerber les tensions, aussi bien de la part des personnes rejetant une partie de la population que de la part de ces personnes exclues. Celles-ci peuvent en effet décider de revendiquer ce statut de différence et défier les personnes se permettant de les juger en créant un processus sociologique de « retournement du stigmate ». Si la conscience ethnique de ce groupe peut lui permettre de s’intégrer collectivement dans une société, elle divise toutefois et peut alors être utilisée par une conception intégriste et agressive de l’islam pour exacerber les antagonismes.
La société intervient enfin en tant que référence de confrontation dans l’idéologie adoptée et prônée par les jeunes radicalisés, qui est essentielle pour que la mobilisation collective soit entreprise. La société dans laquelle ils évoluent est constituée en ennemi à éliminer, et parce qu’elle n’existe pas en tant qu’entité homogène et autonome qui serait capable de décision stratégique et de mener une guerre, c’est l’État qui la dirige qu’il faut entraîner dans la confrontation idéologique.
L’auteur distingue trois manières pour les jihadistes d’entraîner l’État dans la « guerre » que les cellules jihadistes lui ont déclaré : l’élargissement du conflit en lui donnant une dimension guerrière grâce à l’action de Daech au proche et moyen orient, la provocation en inversant systématiquement le système de valeurs de la société dans leurs actions et discours afin de forcer l’État à réagir et répondre, puis la confrontation directe avec les autorités. L’État, en répondant directement au discours tenu par les jihadistes et en employant également le vocabulaire de la guerre, entre ainsi dans la logique souhaitée par ces cellules. Par ailleurs, revendiquer l’unité de la société face à l’ennemi jihadiste, en ne reconnaissant pas les différents clivages « normaux » de la société, force aussi les recrues potentielles des cellules à choisir un camp et marginalise dans l’espace public ceux qui ne se retrouvent pas dans ce discours unitariste.
Le processus de radicalisation d’un jeune tient donc à la fois à des conditions préexistantes, qu’elles soient tangibles dans son milieu social ou relèvent de perceptions dans la société, et à la satisfaction relationnelle et psychologique que l’individu se voit offrir par une cellule jihadiste. Les motivations idéologiques et religieuses n’interviennent que dans un second temps, une fois l’individu intégré dans un micro-environnement sociologique clos, et y contribuant activement.
Le choix de Luc Van Campenhoudt de proposer une explication de la radicalisation partant de l’individu – étudié au sein de son milieu social et de sa société, inscrit son analyse dans la lignée des théories dites de « l’islamisation de la violence ». Comme l’anthropologue Alain Bertho, le sociologue Farhad Khosrokhavar ou le politologue Olivier Roy, il considère le jihadisme comme le résultat de motivations personnelles, sociales voire sociétales, avant d’être celui de motivations religieuses et idéologiques. Ces motivations interviennent au fil du processus de radicalisation et sont in fine adoptées et revendiquées par le futur terroriste, mais ne sont pas à l’origine de sa radicalisation.
L’explication des ressorts sociologiques qui entrent en action pour persuader l’individu de rejoindre une mobilisation collective, c’est-à-dire ce que l’individu retire de son engagement dans le jihadisme, ainsi que les facteurs permissifs au sein de la société qui constitue en groupe ethnique une population de « tradition musulmane » ont déjà été présentés dans la littérature académique sur le sujet. Pour autant, en discriminant ce qui ne relève pas de son champ d’expertise (la psychologie, l’anthropologie notamment), l’auteur fait ainsi clairement apparaître la valeur de son approche sociologique : la compréhension du rôle du « groupe » social constitué par la cellule jihadiste.
Entre les conditions de vie, les aspirations et les frustrations d’un individu au sein d’une société d’une part, et les caractéristiques de cette société dans son discours et sa nature d’autre part, Luc Van Campenhoudt explique l’importance du maillon intermédiaire constitué par le micro-milieu social de la cellule jihadiste. Cette « étape » de raisonnement dans la compréhension des logiques de la radicalisation est cruciale en ce qu’elle permet d’aller plus loin que la définition des « manques » ou des « problèmes » par lesquels un futur radicalisé est affecté et, par un jeu de miroir, de comprendre comment ces manques sont comblés, quelles solutions satisfont les souffrances vécues par un jeune radicalisé. C’est en étudiant la manière dont une cellule jihadiste devient le choix favori d’un individu en « détresse » sociale et individuelle que l’on peut ensuite comprendre comment la société peut agir pour apporter par elle-même des solutions à cet individu.
Il n’existe donc pas, selon l’auteur, de facteur de causalité directe entre la religion musulmane et le processus de radicalisation – l’auteur souligne à ce propos comment la conversion religieuse n’intervient souvent que pour parachever un processus sociologique déjà concrétisé chez l’individu. De la même manière, les facteurs culturels ou identitaires ne sont pertinents qu’à travers la représentation qu’un individu se fait de son « groupe ethnique » constitué par la société, et des injustices que son groupe et que lui personnellement subit en comparaison aux autres groupes sociaux. In fine, Luc Van Campenhoudt s’inscrit donc dans la lignée méthodologique du matérialisme historique, partant des conditions réelles vécues par des individus en tant que membres de groupes sociaux en conflit pour expliquer les développements sociaux et historiques au sein d’une société.
Il peut être intéressant de noter que si l’auteur a circonscrit son analyse à la radicalisation des jeunes européens, en prenant comme cas d’étude la France, cette démarche sociologique se basant sur un matérialisme historique a un potentiel d’explication pour la radicalisation d’individus hors Europe. En effet, si les dynamiques de construction de « groupes ethniques » seront totalement différentes en Irak par exemple, avec notamment un rôle accru de la religion utilisée comme justification dans le discours pour la discrimination voire l’oppression d’une partie de la société – qui tient également aux ingérences géopolitiques d’Etats voisins, la déprivation de ressources économiques, politiques et sociales constitue bien un facteur décisif dans la décision de s’engager dans le terrorisme jihadiste. Les frustrations et souffrances à l’origine du processus de radicalisation sont ainsi de nature différente dans les deux cas, et les aspirations ou attentes réalistes qu’un individu peut avoir à l’égard de son engagement dans le jihadisme sont en conséquence radicalement différentes également. Pour autant, l’importance de la perception de ses choix par un individu, et ici de l’absence de choix à la vue de ses conditions de vie reste un facteur déterminant du processus de radicalisation, et de tout processus sociologique, ce qui explique aussi le choix d’autres mobilisations collectives (politiques, associatives) par des acteurs partageant des conditions de vie similaires à celle d’un potentiel terroriste.
La recherche d’une conclusion constructive et de pistes d’action pour la société et pour l’Etat à travers ses politiques locales et publiques, est explorée en conclusion. Le propos de l’auteur reste toutefois assez général, en indiquant un horizon (une société qui ne fait pas que lutter contre le terrorisme, mais qui encourage à s’engager pour une vision commune de la société, et pour des idéaux) et en soulignant des initiatives locales d’engagement à généraliser.
En préconisant de ne plus adopter un vocabulaire guerrier à l’encontre du phénomène jihadiste dans nos sociétés européennes, l’auteur n’explique pas comment concilier d’une part cette nécessité de traiter l’action des cellules locales comme simplement « une action collective criminelle voulant se faire passer pour une guerre », et d’autre part la justification nécessaire envers l’opinion publique d’une opération militaire extérieure contre un groupe terroriste dont se revendiquent ces cellules.
Qui plus est, si l’auteur ne semble considérer le vocabulaire guerrier comme n’étant rattaché qu’à un discours justificateur de violence, utilisé par les organisations terroristes et les radicalisés ou bien par les autorités politiques ; cela laisse relativement inexplorée la dimension valorisante pour un individu qui l’utilise. Se considérer comme un « soldat » (du califat), et ainsi comme lié par une camaraderie voire une fraternité exacerbée dans le contexte d’une guerre, a du sens. Comme le montre le chercheur Elyamine Settoul, plusieurs terroristes jihadistes ont d’abord souhaité rejoindre l’armée ou l’ont rejointe, avant de bifurquer vers un engagement dans une cellule jihadiste. Ce choix initial, plus ou moins abouti, révèle ainsi pour l’auteur la recherche d’une « fratrie » et d’une « communalisation » au sens wébérien du terme, à savoir d’un sentiment d’appartenance solidaire à une communauté ; que l’on retrouve dans les facteurs pointés par Luc Van Campenhoudt. L’utilisation faite par les jihadistes du vocabulaire guerrier ne relève donc pas que de la justification de l’affrontement total mais pourrait également intervenir dans le processus sociologique décrit par l’auteur, comme un élément supplémentaire aux phénomènes d’attribution collective et d’identification au groupe.
Karine Meunier, Sciences Po Paris.