1929 jours : le deuil de guerre au XXIe siècle

Dans les médias, et par conséquent dans l’opinion, l’idée la plus souvent répandue est que ces jeunes hommes (mais n’oublions pas que de nombreuses femmes évoluent aussi en zones de combat) sont trop jeunes et qu’ils n’ont pas conscience de là où l’armée les envoie ni des risques qu’ils prennent. Pourtant, pour les avoir vu se préparer, pour les avoir vus partir, pour avoir vécu plusieurs mois en Afghanistan, je peux dire que ceux qui jugent sans savoir se trompent. Non, ils ne sont pas trop jeunes et, oui, ils connaissent les risques ; ce sont les yeux grands ouverts et la conscience claire qu’ils partent, en ce temps-là en Afghanistan, aujourd’hui au Mali ou en RCA. (p. 81)

Nicolas Mingasson est photographe et reporter de guerre. Il a couvert en 1993 le conflit bosniaque. En 2010, il formule le projet, qui sera accepté par l’armée française, de suivre un soldat pendant un an, notamment lors de son déploiement en Afghanistan, mais également dans ses relations au quartier, en famille, et dans la vie civile. Ce premier projet aboutira par l’ouvrage Journal d’un soldat français en Afghanistan, publié en 2011.

L’étude menée par l’auteur relève plus de l’immersion que du concept américain, notamment développé lors de la guerre du Golfe de 1991 de journaliste « embarqué ». Nicolas Mingasson, plutôt que de les suivre, a vécu avec les soldats, sur le même modèle que ce que Sebastian Junger a fait avec l’armée américaine.[1]

L’approche suivie par Nicolas Mingasson lui a fourni plusieurs pistes de réflexion sur les conflits modernes. Il publie ainsi sur le sujet de la guerre en elle-même, en 2012, Afghanistan : la guerre inconnue des soldats français. Ensuite, comme il l’explique dans le préambule de 1929 jours, les pertes de l’unité qu’il accompagnait lui ont ouvert les yeux sur le deuil de guerre et son absence dans la sphère publique. Il propose donc un livre, sous la forme de recueil de témoignages, qui a pour objectif d’expliquer ce que vivent tous ceux qui sont impliqués dans la mort d’un soldat à la guerre : le soldat-lui-même, ses camarades, ses amis, sa famille, ses parents, son conjoint, ses enfants.

9782251446073

La structure du livre ne s’articule pas autour des témoignages en les présentant par soldat. Elle reprend tout un ensemble d’extraits de témoignages et d’entretiens qui sont découpés en phases temporelles et regroupés selon l’ordre chronologique des événements. Cinq grandes étapes se dessinent ainsi avec les chapitres du livre : avant le départ, pendant l’opération, l’annonce de la mort aux parents, après, au-delà. Comme l’illustre l’épigraphe de cette recension, l’objectif de Nicolas Mingasson est avant tout de rétablir – ou simplement d’établir – la vérité autour des différentes étapes du cycle décrit. La cinquième partie, « au-delà », propose des réflexions sur certaines valeurs et leurs significations actuelles : le sens de la mort des soldats, l’héroïsme, la haine et le pardon. L’auteur présente ainsi de la matière et des analyses qui dépassent le cadre du deuil mais intègrent des réflexions sur le métier de soldat, la guerre et le sens de l’engagement militaire français.

L’œuvre de Nicolas Mingasson dépasse les limites de sa propre observation. L’idée d’étudier le deuil de guerre lui est venu en accompagnant un régiment déployé en Afghanistan et qui y a essuyé des pertes. Pour autant, il s’est efforcé de recueillir des témoignages de différentes unités, des forces spéciales et conventionnelles, des armées de l’air et de terre, ainsi que de la marine nationale. Pour les familles, il a rencontré des parents, notamment ceux de soldats célibataires, jeunes comme plus âgés. Il a rencontré des conjoints et des enfants pour les chargés de famille. Il a, lors de ses déploiements sur le terrain des opérations comme lors des entretiens en France, rencontrés les « frères d’armes » des défunts. Il a également vécu les étapes qu’il décrit, puisqu’il a accompagné des soldats dans leur préparation, dans leur déploiement, mais également dans la perte de leurs camarades. Pour éviter ou atténuer le biais que susciteraient ces expériences, il a réalisé des entretiens avec des proches et des soldats d’autres unités. L’auteur reste toutefois concentré sur le conflit afghan, de façon à obtenir une certaine homogénéité de temps et mesurer les évolutions d’actes et de perceptions face à la mort des soldats, notamment celles de l’institution militaire et des autorités civiles. Il le fait également car les familles des soldats morts en Afghanistan sont plus mobilisées et, du moins en apparence, plus exclusives dans leur combat pour la reconnaissance de « leurs » morts.

En organisant son analyse par étapes plutôt que par témoignages, Nicolas Mingasson nous propose de découvrir ce que pensent et ressentent les uns et les autres. Le mélange des témoignages fait parfois oublier au lecteur à quel « mort pour la France » se rapportent les pages qu’il lit. Cela renforce le sentiment de lire des analyses de portée générale et non pas simplement individuelle.

Le livre traite de la guerre avant d’y intégrer la mort et le deuil comme des étapes du parcours des soldats et des familles. La force de l’œuvre est de fournir un aperçu de ce que pensent les uns et les autres. Ainsi, le soldat qui le lira pourra appréhender l’angoisse des familles ainsi que leur solitude, que les unités déployées en zone de combat ne connaissent pas, continuant à vivre en groupe.

Le livre de Nicolas Mingasson traite d’abord de la guerre et ensuite du deuil qui lui est spécifique. Pour un civil qui n’aurait aucune connaissance du monde militaire, il permet de se rendre compte de ce qui peut motiver un jeune à s’engager : l’aventure. Nicolas Mingasson réserve en effet les valeurs patriotiques aux écoles d’officiers, vision qui reste un peu caricaturale mais qui s’explique par « l’échantillon » restreint qu’il a pu observer. 1929 jours permet également d’appréhender ce que ressentent les soldats qui vont partir sur le théâtre d’opérations afghan. Sans détailler l’entraînement, mais en soulignant qu’il rend les soldats absents de leurs foyers bien avant leur départ, les témoignages des soldats et des familles montrent bien que personne ne se fait d’illusion sur le danger encouru. C’est ce que le livre démontre en creux : si quasiment chacun des soldats décédés avait préparé ce décès éventuel, ce n’est pas dû à un don de clairvoyance, mais au fait que chacun de ceux qui partaient avait en tête la possibilité de ne pas revenir.

Pour autant, les témoignages montrent également l’excitation que ressentent les soldats avant le départ. Conscients des risques encourus, ils ont également l’occasion d’exercer le métier des armes dans des conditions réelles et de se mesurer à l’adversité, de mieux se connaître en tant qu’homme ou femme. L’Afghanistan a ainsi eu pendant plusieurs années un certain pouvoir d’attraction sur les soldats, comme étant l’endroit « où ça se passe ». Le fait que ce pays avait déjà été le lieu de guerres et de combats historiques contre les Britanniques puis les Soviétiques y a peut-être contribué.

Cette excitation ressentie par les soldats, la majorité d’entre eux ont tenté de la cacher à leurs proches. Le livre de Nicolas Mingasson permet ainsi également aux familles, au sens large, de découvrir et de comprendre les sentiments paradoxaux que ressentent ceux qui sont sur le point de partir à la guerre. Il y a, d’une part, l’excitation de partir à l’aventure « pour de vrai » mais également, d’autre part, la culpabilité de faire souffrir ses proches par l’inquiétude que ce départ  volontaire va leur imposer. Cette culpabilité pousse souvent les militaires à cacher à leurs proches l’excitation et la fierté du départ.

De leur côté, les familles et les conjoints tentent de cacher leur inquiétude. Ils savent que partir est l’accomplissement de ce pour quoi le soldat s’entraîne et travaille dur. Ils savent qu’il ou elle ne peut pas « laisser tomber les copains » et ne pas les accompagner. Alors, les proches cachent leur inquiétude et ont parfois du mal à avoir un comportement en phase avec leurs émotions dans les semaines précédant le départ.

De ce point de vue, le travail réalisé par Nicolas Mingasson permet aux uns de découvrir ce que pensent les autres. Cet apport peut s’avérer très éclairant pour bon nombre de familles et de soldats. Ce rapprochement de ce que ressentent les soldats et leurs proches, à l’intérieur des familles pour le départ à la guerre et même pendant la mission du soldat sur place, est réalisé pour le deuil mais cette fois-ci en séparant les soldats et les familles.

Cette séparation est toute naturelle : les premiers sont témoins du décès mais ne peuvent pas vraiment faire de deuil, puisque la mission continue. Les autres pourront faire leur deuil en récupérant le corps mais avant cela, le décès ne peut pas leur paraître réel, la personne étant si loin géographiquement et psychologiquement.

Le deuil des frères d’armes ne se fait pas sur le théâtre d’opérations. Il faut d’abord terminer le combat ou la mission. Une cérémonie sur place – le levée du corps avant son retour en métropole – permet un premier ancrage psychologique mais la réalité de la guerre empêche de faire un deuil normal. Il en va de la survie de chacun. Le deuil des familles est différent selon qu’il s’agit des parents et des conjoints. Nicolas Mingasson, bien que mentionnant à plusieurs reprises que dans tous les deuils, et pas seulement ceux de guerre, les grands oubliés sont les frères et sœurs, est également victime de ce biais.

Les conjoints peuvent connaître une pression particulière : gérer leur deuil, gérer celui des enfants et être le point central d’information et de relais vers l’armée des parents. Les familles ont une tendance au déni plus grande que la moyenne, du fait de l’absence du corps lors des premiers jours et parfois plus longtemps parce que le corps, trop abîmé, ne peut pas leur être montré. Elles attendent également un soutien de l’institution militaire et de la nation.

Sur ce point l’auteur note une réelle progression de la part des armées. La raison de cette progression est simple : les armées ont réappris ce que cela pouvait être d’avoir des pertes « importantes » et relativement régulières. C’est l’embuscade d’Uzbeen qui, en 2008, a réveillé les consciences : celle de l’opinion publique, celle des dirigeants politiques et celle de l’institution. C’est également en 2008 que le mot « guerre » a été pour la première fois employé par une source officielle – le président de la République – au sujet de l’Afghanistan. Les témoignages font toutefois état de maladresses et d’injustices (inégalités de traitement souvent liées à l’inégalité des impacts médiatiques) qui ont été durement ressenties par les familles, encourageant certains parents à agir en justice pour obtenir plus d’informations et d’explications.

Au-delà des maladresses de l’institution et des responsables politiques, les familles ressentent également l’indifférence de la société civile, indifférence dont elles-mêmes étaient coupables avant d’être confrontées au décès (ou à la blessure). Ce point fait d’ailleurs l’objet de la quatrième de couverture.

L’œuvre de Nicolas Mingasson présentent plusieurs limites, dont la plupart sont reconnues et pour certaines assumées dès le préambule. La première limite, au-delà de la restriction de l’étude au seul périmètre du conflit afghan, est l’absence d’une démarche statistique. Pour chaque constat ou tendance mis en avant par l’auteur, le lecteur trouve plusieurs exemples issus des témoignages, avec plusieurs citations directes des familles, des frères d’armes, et même parfois des défunts eux-mêmes. Il manque pourtant l’assurance que ces exemples soient représentatifs, notamment car l’auteur n’a pas eu accès aux familles et histoires des 90 soldats morts en Afghanistan et a travaillé sur un échantillon qui n’atteint pas le seuil statistique minimal des 50 « individus ».

Une démarche plus large pourrait être l’occasion de réaliser des études et des modèles pour venir en aide aux familles, aux proches, mais aussi aux soldats et de créer un corpus qui permettrait à l’institution militaire, si on lui confirme ce rôle, de réaliser un accompagnement encore plus performant. Enfin, une remarque de Nicolas Mingasson interpelle à propos de l’opinion publique : le conflit en ex-Yougoslavie a tué plus de soldats français que le conflit afghan, sans pour autant plus marquer la population. L’auteur ne propose pas d’explication mais l’on pourrait penser à la thèse de l’intentionnalité de Dave Grossman[2] : les premiers étaient soldats de la paix et – du moins en théorie – pas les cibles directes des belligérants tandis que les seconds étaient directement visés par les Taliban. Ce constat suscité également une réflexion sur la résilience de l’opinion publique. Comme le fait remarquer l’ancien colonel Michel Goya, la guerre d’Algérie, pourtant faite par des conscrits, équivalait à « un Uzbeen par jour » pendant plusieurs années.[3]

Sur les 90 soldats morts en Afghanistan, tous ne sont pas morts au combat ou du fait d’engins explosifs improvisés. Il y a également eu quelques accidents, une mort naturelle et des suicides. L’auteur signale en préambule que tous méritent leur place dans le livre mais qu’il n’a pas mené son étude avec ces cas particuliers, même s’il le regrette. Le suicide est un sujet tabou dans les armées, qui se retrouvent le plus souvent dans la presse locale et très peu dans la presse nationale. Parfois en Afghanistan, lors de l’annonce d’un mort au combat, l’armée annonçait un nombre total de décédés dans le conflit qui augmentait de deux par rapport à l’annonce précédente. Les journalistes comprenaient alors en creux qu’un suicide avait eu lieu entretemps.

Ce sujet mérite toutefois une attention particulière. Dans la logique de guerre d’attrition que mène Daech aux pays occidentaux, illustrée par la durée de l’état d’urgence et la surchauffe que crée l’opération Sentinelle, il devrait être une réelle source d’inquiétude et l’objet d’actions de prévention.

Benoît Olié, doctorant en philosophie appliquée, LIPHA, UPEM-UPEC

 

[1] Sebastian Junger, accompagné par Tim Hetherington avant sa mort en 2011, a suivi des unités dans les pires zones de combat d’Afghanistan. Il a réalisé deux films documentaires : Restrepo (2010) et Korengal (2014) ainsi qu’un livre : War (2011).

[2] Dave Grossman et Loren Christensen, On Combat: the Psychology and Physiology of Deadly Conflict in War and in Peace, 3e éd. (1995), Millstadt, IL, Warrior Science Publications, 2008, 403 p.

[3] Michel Goya, Sous le feu : la mort comme hypothèse de travail, Paris : Tallandier, 2014, 244 p.

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