Peu importe la mission, Afgha, Mali, Centrafrique, quand je reviens, c’est systématique, je me sens toujours en décalage. J’appelle cela l’Afgha-lag, le jetlag du soldat. (p. 118)
Ce que je ressentais, mon mal-être, mon vécu, personne ne voulait l’entendre. Ni les collègues surexcités, ni les supérieurs. Je savais que je n’avais pas le droit de sortir des rails, impossible de leur montrer autre chose que ce qu’ils attendaient. Il y avait des réponses acceptables, d’autres inaudibles.
Quelque chose ne collait pas. J’ai arrêté d’en parler. (p. 292)
Pauline Maucort est journaliste à France Culture et RFI. Comme elle l’explique dans l’introduction, elle était victime d’un biais envers le monde militaire, qui se trouvait trop éloigné de ses valeurs. Elle a tout simplement ignoré ce monde jusqu’au drame de l’embuscade d’Uzbeen en 2008. Le choc subi par l’opinion publique lui a donné l’idée de l’étude qu’elle présente dans ce livre, c’est-à-dire de découvrir ceux qui font ces guerres
Elle reconnaît que ses préjugés ont été mis à mal lors de ses rencontres avec des militaires. Elle s’étonne par exemple qu’ils lisent, et même qu’ils lisent du Céline ou du Saint-Exupéry. Elle raconte qu’elle a appris à les connaître. Au fur et à mesure de son étude, elle s’est aperçue que finalement ces hommes et ces femmes ont en réalité défendu ses valeurs, celles-là même dont elle les croyait éloignés. Elle réalise également que, loin du confort dont jouissent leurs concitoyens, ils ont défendu ses valeurs à un prix personnel élevé. Pour ceux qu’elle a rencontrés et dont elle écrit le portrait, de réelles blessures psychologiques apparaissent.
Avant de livrer les neufs témoignages qui constituent son œuvre, l’auteure présente sa méthode de travail. Elle a effectué plusieurs rencontres et plusieurs échanges avec des soldats. Elle a ensuite recoupé les faits présentés par ces derniers dans leurs témoignages, notamment par l’interrogation de sources et documents officiels. Le vocabulaire utilisé par la journaliste montre d’ailleurs une connaissance certaine des procédures et de l’administration militaires.
Chaque portrait représente un chapitre du livre. L’auteure ne présente pas d’analyse transverse des portraits et ne cherche en apparence pas à mettre en lumière de tendance particulière.
Le premier portrait est celui d’un officier supérieur, artificier devenu psychologue, qui a créé la cellule d’assistance psychologique de l’armée de terre. Il est aujourd’hui civil. Le premier chapitre reprend les notes prises dans ses carnets lors de la mise en place de sessions d’aide psychologique et lors d’évaluations réalisées à Chypre, lieu de « décompression » entre le théâtre d’opérations afghan et le retour en métropole. À la fin du chapitre, le psychologue, initiateur du soutien psychologique des militaires engagés en opération, estime que trop peu de cas de syndrome de stress post-traumatique ont été détectés dans les armées. Ce constat pose en quelque sorte celui du livre.
Les portraits qui suivent concernent un militaire du rang de l’armée de terre blessé en Afghanistan ; un autre qui annonce le décès en opération d’un camarade à la famille ; un autre soldat, présent successivement sur les trois théâtres et atteint de blessures psychologiques ; un capitaine de la légion étrangère qui démissionne à son retour d’Afghanistan ; un légionnaire musulman des pays de l’Est témoin d’une attaque suicide meurtrière au Mali ; un sous-officier tireur d’élite qui revoit en rêve ses cibles d’Afghanistan ; une femme de l’armée de terre, mère célibataire, qui a effectué une mission en Côte d’Ivoire ; un sous-officier, maître-chien et son retour désastreux d’Afghanistan.
Ces portraits offrent un panel globalement représentatif de la composition de l’armée française : un officier supérieur, un officier subalterne, des sous-officiers et des militaires du rang, ayant quitté le service actif ou non, et, parmi eux, une femme – ce qui n’est pas incohérent avec le taux de féminisation des armées. Tous sont de l’armée de terre, sauf peut-être un dont l’armée d’appartenance n’est pas mentionnée.
Du point de vue des guerres connues par les neuf témoins du livre, il s’agit des plus récentes, c’est-à-dire celles qui ont suivi l’épiphanie de l’embuscade d’Uzbeen : Afghanistan, République Centrafricaine, et Mali. La diversité du panel est donc cohérente avec les engagements français des dernières années, mais reste focalisée sur les engagements terrestres.
Le livre aborde donc la guerre qui se fait « à vue ». Tous les protagonistes qui ont été confrontés à des situations de combat ont pu voir leur ennemi. Selon les études menées par Dave Grossman, le contact visuel avec l’ennemi rend l’acte de tuer plus difficile[1] (il existe un seuil psychologique à surmonter) et il augmente le risque de traumatismes, parmi lesquels celui que Rachel McNair a désigné comme le syndrome de stress post-traumatique lié à l’accomplissement de l’acte violent.[2]
Le sujet principal du livre est le syndrome de stress post-traumatique, celui qui justement survient après la guerre. Seul deux des neuf témoignages ne l’évoquent pas directement ni n’en portent les symptômes : celui de l’annonce à la famille du décès de leur fils et celui de la mère célibataire. Les formes que prennent l’impact du syndrome post-traumatique dans la vie des vétérans sont diverses. Le tireur d’élite revoit dans ses rêves les ennemis qu’il a « traités » en opération. D’autres n’arrivent pas à reprendre leur place dans la cellule familiale, ce qui perturbent fortement les enfants, d’autres encore fuient, soit en quittant l’armée, soit en se réfugiant dans les addictions.
Les réactions sont donc différentes d’un témoignage à l’autre, mais elles ont en commun le sentiment de décalage et l’incapacité de partager qui en découle et qui sont illustrés en épigraphe de cette recension. Ce besoin de parler des traumatismes vécus, et de le faire avec des gens qui « peuvent comprendre » semble essentiel dans le traitement du syndrome de stress post-traumatique. C’est ce qu’explique le lieutenant-colonel psychologue dans le premier portrait. C’est également ce qu’illustre le témoignage, lors d’un TED Talk, du vétéran américain Wes Moore.[3]
Le livre se focalise sur le récit des symptômes et finalement assez peu sur l’explication du mal qui affecte les vétérans. Le soin est laissé au lecteur de trouver les points communs et de se faire une idée de ce qu’est un syndrome de stress post-traumatique. Même le témoignage du psychologue – qui par ailleurs passe plus de temps à rappeler qu’il était artificier, donc un vrai militaire, qu’à mettre en avant ses fonctions de psychologue – porte plus sur son vécu des opérations et du sas de décompression que du mal qui touchent les soldats.
La Guerre et après fournit ainsi des exemples, réels et vérifiés, mais de façon relativement brute. Si l’on exclut le témoignage du psychologue, les huit autres ne portent pas forcément sur des actes de guerre. Cela peut poser question quant aux intentions de l’auteure.
Le titre du livre laisse penser au lecteur que tous les portraits vont concerner des vétérans, c’est-à-dire des soldats qui ont fait la guerre, et connu des situations de combat. Si le témoignage du psychologue militaire, qui ouvre la succession des portraits, peut parfaitement tenir le rôle de chapitre introductif, offrant une vision d’ensemble sur la guerre en Afghanistan, l’absence de la guerre dans d’autres portraits peut surprendre, d’autant plus que ces neuf portraits ont été sélectionnés parmi une trentaine de témoins.
Le portrait le plus surprenant est celui de la mère célibataire, puisqu’elle mentionne une mission en Côte d’Ivoire, mais à aucun moment elle ne parle de combat ou de guerre. L’autre portrait qui se distingue est celui du légionnaire. Ce dernier a clairement subi un traumatisme psychologique suite à l’attentat suicide dont il a été témoin au Mali et a ensuite subi l’injustice froide des règlements administratifs des assurances : trop loin de l’explosion de quelques mètres, il n’a droit à aucun dédommagement. Cependant, son témoignage ne parle pas du Mali, mais de ses classes – c’est-à-dire la formation initiale – à la Légion. Dans les deux cas (sur neuf), les protagonistes font part de leur difficulté à s’intégrer dans leur unité et on y voit l’armée de terre sous un éclairage peu flatteur : formateurs, encadrement et soldats violents, racistes, misogynes, ivres. Dans ses propos, la mère célibataire condamne l’institution dans son entier et fait valoir que son cas est universel.
Ces deux portraits incitent le lecteur à se poser deux questions. Tout d’abord, pourquoi avoir choisi ces deux portraits, alors que le livre en présente neuf sur trente ? Le biais admis par l’auteure dans son introduction trouve alors une résonnance troublante. Cette première question est d’autant plus troublante quand on envisage la seconde : quel est le rapport avec la guerre ?
Pour la mère célibataire, il n’y a pas de récit de guerre. Pour le légionnaire, il y en a un mais le corps de son témoignage porte sur sa formation et donc avant son exposition à la guerre. Il peut y avoir plusieurs pistes de réflexion, mais aucune n’est présenté par les protagonistes ni l’auteure. Une approche comparative historique qui viserait à comparer le comportement des cadres de l’armée française après la guerre d’Algérie à ceux décrits dans les deux portraits pourrait peut-être replacer le syndrome de stress post-traumatique au cœur de l’analyse. Si les témoins nous parlent de mauvaises expériences, mais hors guerre, ce sont peut-être les traumatismes vécus par leur encadrement qui font que leur expérience de l’armée a été si mauvaise. L’œuvre ne permet pas d’apporter de réponse.
Une telle réponse irait pourtant dans le sens de ce que Pauline Maucort annonce vouloir faire dans son introduction. Elle souhaite que les responsables politiques réalisent ce qu’est la guerre et ce qu’elle fait à ceux qui la font. Ils pourraient alors prendre la décision d’engager les troupes de façon plus grave et solennelle (p. 14). Elle pose également la question pour les citoyens.
Si ce point n’est pas développé, il semble essentiel à une véritable appréciation de l’apport du livre. Comme l’a expliqué Neta Crawford, ce sont les citoyens qui, par l’intermédiaire du pouvoir de contrôle et de choix des responsables politiques, cautionnent non seulement l’engagement des troupes mais également les limites de la violence en guerre.[4]
La responsabilité des politiques et des citoyens de décider en conscience de faire faire la guerre, et comment la faire faire, a ensuite un impact sur la façon dont les soldats en reviennent. L’exemple du caporal qui manque de se faire tuer dans une embuscade est frappant. Lors de l’embuscade, il blesse un taliban. Le lendemain, dans la mission d’assistance à la population qui est également dévolue aux troupes coalisées, il va soigner ce même taliban. S’il s’était agi d’un prisonnier de guerre, cela serait normal. En l’occurrence, ce taliban soigné va potentiellement tuer les camarades du caporal dans les jours qui suivent et ce dernier en portera un part de responsabilité. Le traumatisme de guerre est alors aggravé par le traumatisme d’une mission mal définie, ou définie avec des objectifs strictement contradictoires, et perdue d’avance. Lors du retour en métropole, l’indifférence des citoyens, commanditaires de ces missions paradoxales, renforce le traumatisme.
Même mentionnés rapidement dans l’introduction, les responsables politiques et les citoyens sont malgré tout cités. Les vrais absents du livre sont en réalité ceux qui ne sont pas revenus brisés de la guerre.
Comme beaucoup d’œuvres qui traitent de la guerre et du soldat au niveau individuel, le livre de Pauline Maucort met en avant les traumatismes subis par les combattants. L’auteure met également en lumière le stress post-traumatique et son absence de suivi suffisant par l’armée. Le témoignage clef sur ce point est celui du psychologue. Il fait part de son doute sur les chiffres officiels de victimes du syndrome de stress post-traumatique (p. 51). Ils seraient 8 à 12% des vétérans, alors que pour l’arme américaine, qui a certes connu des missions plus difficiles et dont les soldats sont déployés pour un an et non quatre ou six mois, le taux est de plus de 30%.
Quand bien même nous retiendrions ce taux de 30% (qui est d’ailleurs le ratio des portraits retenus par rapport au total des personnes rencontrées), il reste deux tiers de soldats qui « vont bien ». Cette majorité absente pourrait pourtant faire l’objet de témoignages et d’analyses intéressantes. En premier lieu, une telle étude pourrait permettre de découvrir des pistes pour renforcer la prévention de l’apparition de syndromes de stress post-traumatiques.
Benoît Olié, doctorant en philosophie appliquée, LIPHA, UPEM-UPEC
[1] Dave Grossman, On Killing: the Psychological Cost of Learning to Kill in War and Society, 2ème éd. (2004), New York, NY, Back Bay Books, 2009, 416 p.
[2] Rachel MacNair, Perpetration-Induced Traumatic Stress: the Psychological Consequences of Killing, Wesport, CT, Praeger, 2002, 212 p.
[3] Wes Moore, How to talk to veterans about the war, TED Talks, janvier 2014, 1 conférence (15 min.).
[4] Neta Crawford, Accountability for killing: Moral responsibility for collateral damage in America’s post-9/11 wars, New York, NY, Oxford university press, 2013, 502 p.