La théorie féministe des relations internationales, initiée par des pionnières comme Jane Bethke Elsthain (1941-2013)[1] ou Cynthia Enloe (née en 1938)[2], constitue un champ d’études actif dans le monde universitaire anglo-saxon, à en juger par le nombre d’articles et de publications[3]. Selon cette approche critique, les femmes ont un rôle à jouer dans le dévoilement et la contestation de la militarisation des sociétés contemporaines parce qu’elles sont exclues des cercles où se prennent les décisions militarisées[4]. L’ouvrage de deux chercheuses israéliennes, Ayelet Harel-Shalev, professeure associée de l’Université Ben Gourion et Shir Daphna-Tekoah, professeure associée au Collège Académique d’Ashkelon, s’inscrit dans ce courant tout en cherchant à en approfondir certains aspects. Dans un format condensé, Breaking the binaries in security studies – A gendered analysis of women in combat (2020, Oxford University Press, 152 p.) se propose, comme son titre l’indique, d’inciter « les chercheurs à critiquer les conceptions binaires qui sont largement acceptées dans les études militaires, comme les oppositions entre soldats d’active et vétérans, soldats combattants et non-combattants, traumatismes masculins et féminins, soigner et protéger, féminité et masculinité, parole et silence, militaristes et pacifistes »[5]. Pour ce faire, les deux chercheuses s’appuient sur un corpus d’une centaine d’entretiens semi-directifs réalisés entre 2012 et 2018 auprès de femmes ayant servi dans les forces armées israéliennes au titre de la conscription, dont une moitié a été volontaire pour servir dans des unités de combat et dont l’autre moitié opérait dans des fonctions de soutien[6]. La présentation des résultats de cette enquête est organisée en six chapitres, les deux premiers faisant le point sur les controverses scientifiques relatives à ce champ d’étude universitaire, le troisième étant consacré à la méthodologie d’enquête et les trois derniers étant centrés sur l’analyse des discours des femmes militaires interviewées.
Comme le rappellent en substance les deux auteures, les controverses relatives à la féminisation des armées se structurent autour de quatre arguments principaux : ses partisans arguent du fait que l’ouverture aux femmes des fonctions militaires serait indispensable pour leur permettre d’accéder à une pleine égalité civique avec les hommes. Ses opposants affirment, à contrario, que l’incorporation des femmes dans les armées affaiblirait l’efficacité des unités au combat. D’autres soutiennent que les droits des femmes seraient en réalité amoindris dans les armées par leur exposition inévitable aux harcèlements et aux violences sexuelles qui seraient inhérentes à un univers masculinisé[7]. Les féministes critiques dénoncent enfin la féminisation des armées comme contribuant au renforcement du militarisme dans les sociétés et à la perpétuation de la guerre. Selon Aleyet Harel-Shalev et Shir Daphna-Tekoah, ces controverses résultent de représentations binaires qui présupposent le caractère pacifique des femmes et conduisent à sous-estimer leur participation réelle aux conflits. C’est pourquoi, selon elles, il est important de remettre en cause les définitions classiques de la victime et du combattant et de considérer les femmes comme des potentiels acteurs de la violence, et, le cas échéant, de la violence d’Etat lorsqu’elles servent dans les forces armées régulières[8].
Dans cette perspective, les deux chercheuses proposent d’incorporer davantage les expériences féminines de la violence dans les études internationales en écoutant et en analysant les récits de femmes. La méthodologie proposée s’appuie principalement sur le guide d’entretien (« Listening Guide ») élaboré par Carol Gilligan (née en 1936), l’une des fondatrices des théories du care (aussi nommée « éthique de la sollicitude »)[9]. Les récits des personnes interviewées font l’objet d’une analyse en quatre étapes visant à identifier les différentes « voix » qui les composent (« je », « nous », « vous », « ils ») et à comprendre ce que ces voix disent des relations avec les autres et avec les institutions. Par exemple, les vétéranes féminines des forces armées israéliennes utilisent le « je » pour mettre en avant leur autonomie, leur capacité à décider et à choisir. Comme l’expliquent les auteures, « en prenant en compte l’environnement masculin dans lequel ces femmes soldats donnent sens à leur expérience militaire, ce discours qui met en avant leurs capacités suggère une tentative, de la part des femmes, de justifier l’extension de leurs rôles de genre dans l’armée »[10]. Inversement, les femmes interviewées semblent davantage utiliser des formes grammaticales masculines[11] en cas de tension émotionnelle : « la voix du « vous », qui est utilisée pour décrire les situations difficiles et controversées, peut être considérée comme une voix silencieuse qui exprime des turbulences internes et qui met en évidence le conflit et l’insécurité morale de l’interviewée »[12]. Quant au « nous », il semble davantage positionner les femmes militaires « comme les membres d’un groupe qui sert son pays et qui est fier de sa contribution unique à la société »[13]. A ce titre, l’usage du « nous » peut aussi révéler une réticence des femmes à critiquer l’institution militaire : « quand les femmes servent dans l’armée, et particulièrement au combat ou à proximité du combat, on attend d’elles qu’elles soient reconnaissantes – et souvent elles le sont – d’être autorisées à participer à une institution qui leur était auparavant fermée »[14]. Enfin, l’utilisation du « ils/eux » pour désigner les Palestiniens crée une distanciation qui ne s’accompagne pas dans les interviews réalisés de haine ou de dévalorisation[15].
L’analyse des discours des vétéranes israéliennes conduit les auteures à expliquer que les militaires féminins affrontent deux adversaires : l’adversaire extérieur désigné par l’Etat et l’adversaire intérieur lié à la nature patriarcale de l’institution militaire : « ces femmes ne doivent pas seulement faire face aux évènements de la guerre mais aussi lutter pour s’inscrire dans une organisation hiérarchique dominée par les hommes et se prouver à elles-mêmes leurs capacités dans cet environnement masculin »[16].
En l’occurrence, « les femmes dans l’armée sont exposées simultanément à des barrières formelles structurelles et à des barrières informelles qui prennent la forme de mécanismes d’exclusion variés difficiles à mettre en évidence et à changer »[17]. La logique de l’institution militaire repose en effet sur des principes hiérarchiques et sur la norme de l’hégémonie masculine faisant de l’homme le protecteur et de la femme la protégée. Cette conception conduit la domination masculine à se perpétuer par le biais de remarques sexistes et dévalorisantes. Les femmes interviewées expliquent ainsi qu’elles sont soumises « au même double standard que dans la vie civile : quand une femme a de l’assurance, de l’autorité, de la détermination, elle est considérée comme méchante et fielleuse plutôt que comme un manager efficace, alors qu’un homme faisant preuve des mêmes qualités sera perçu comme compétent »[18]. On peut trouver une autre manifestation de la persistance de la domination masculine dans les armées dans le fait que près d’un tiers des vétéranes interviewées rapportent des faits de harcèlement sexuel[19].
L’un des apports les plus féconds de l’ouvrage réside dans l’attention portée au corps. La préparation à la guerre implique en effet un entrainement et un endurcissement du corps humain au stress et à la souffrance qui passe par une appropriation du corps de l’individu par l’armée et par un abandon de l’idéal libéral d’autonomie corporelle. Or, comme l’expliquent Ayalet Harel-Shalev et Shir Daphna-Tekoah, l’armée n’était pas prête au corps des femmes. Faute d’équipements, de vêtements ou de procédures adaptées, les femmes militaires ont dû redoubler d’efforts pour se conformer aux critères du corps militaire masculinisé[20]. L’impréparation de l’institution a pu conduire à des improvisations, potentiellement dangereuses, comme lorsque Adina, en patrouille depuis des heures dans un véhicule blindé en zone de combat, reçut finalement l’autorisation de sa hiérarchie d’uriner à l’extérieur, à condition d’être accompagnée de quatre soldats masculins[21]. Comme l’expliquent les auteures, « beaucoup d’interviewées considèrent positivement leur choix de servir dans des fonctions de combat mais plusieurs ont ressenti une forme d’inconfort avec leurs corps dans ces rôles – trop musclées, trop petites, trop masculines, etc. »[22]. Et d’ajouter : « toutes les interviewées expliquent que le système leur demandait de devenir plus masculines. La plupart ont exprimé une tension à ce sujet entre le désir de réaliser cette exigence d’un côté et celui d’y résister d’un autre côté »[23]. Si l’uniforme et l’arme peuvent conférer un sentiment de puissance et de sécurité[24], l’injonction à se comporter au combat « comme un homme » oblige à rechercher une forme d’équilibre, par définition instable, entre ses émotions et le détachement considéré comme nécessaire à la réalisation de la mission. Comme l’explique Noa, tireuse d’élite, « si vous n’êtes pas détaché, vous ne pouvez agir comme un guerrier. Le problème est que, si vous êtes trop « froid », vous devenez un animal – vous n’êtes plus un être humain – mais que, si vous êtes trop sensible, vous ne pouvez fonctionner, vous ne pouvez être une femme guerrière »[25].
Ces tensions psychologiques conduisent les auteures à accorder une place importante à l’appréhension des traumatismes psychiques et physiques causés par l’expérience de la guerre. Après avoir rappelé que les principales études disponibles sur la prévalence des syndromes post-traumatiques dans l’armée américaine ne montrent pas de différences entre hommes et femmes, Ayelet Harel-Sharev et Shir Daphna-Tekoah soulignent que le sentiment du traumatisme ne survient pas immédiatement et que certaines des personnes interviewées ont été réticentes à se confier sur ce sujet par crainte du stigmate social encore attaché aux troubles psychiques. Cette attitude serait liée, selon les auteures, au risque potentiel « d’affaiblissement de l’éthos et du moral national […] Mettre en avant ces expériences traumatiques, ces coûts de la guerre, peut en définitive affecter même l’attitude politique des élites et les décisions de recourir à des solutions violentes pour résoudre des conflits »[26]. Pour les auteures, c’est justement en écoutant les récits des vétérans que les études internationales féministes pourront construire un savoir émancipateur.
En définitive, les auteures s’interrogent sur les transformations des conceptions du genre dans l’armée induites par l’incorporation croissante des femmes. Elles insistent tout d’abord sur le fait que les évolutions technologiques conduisent les femmes militaires à jouer un rôle croissant dans les activités opérationnelles. Une femme responsable du renseignement militaire dans un poste de commandement en opérations devient, avec les moyens technologiques modernes « les yeux et les oreilles des militaires et de l’Etat »[27]. De même, sans être physiquement sur un champ de bataille, des soldats d’unités de soutien peuvent se retrouver fréquemment en situation de danger physique ou de de stress extrême[28]. Les femmes interviewées ont eu le sentiment d’être utiles dans ces fonctions en zone de guerre[29]. Elles se décrivent fréquemment comme protectrices des autres combattants. Il en résulterait une forme de remise en cause de la « pratique des identités de genre dans une institution masculine patriarcale »[30].
Cette idée selon laquelle l’évolution des formes de la guerre et des moyens technologiques permettrait aux femmes, auxquelles l’hégémonie masculine a conféré jusqu’à présent le statut de « protégée », de devenir des « protectrices » des hommes, reste cependant à approfondir. Centré sur des interviews de militaires féminins, l’ouvrage ne permet pas de savoir si et comment les militaires masculins appréhendent, accompagnent ou refusent les perspectives d’une remise en cause des rôles genrés dans les armées. En outre, l’étude porte sur des conscrites ayant achevé leur temps de service et non sur des militaires en activité, le témoignage pouvant être biaisé par des reconstructions postérieures. Si les deux chercheuses rappellent que les femmes militaires ne forment pas un groupe homogène[31], leur analyse reste centrée sur l’infanterie et le combat terrestre, alors qu’une approche plus large aurait peut-être permis de voir comment les identités de genre sont structurées – ou se restructurent – dans les autres armées. Les auteures n’éludent pas les difficultés pouvant résulter de leur approche méthodologique, mais elles se méfient surtout de l’incorporation par les femmes militaires d’un discours patriarcal sur la guerre et de la violence, qui obèrerait leurs possibilités d’émancipation[32]. Probablement en raison de ce prisme lié au féminisme critique, les hommes apparaissent singulièrement absents de cette analyse du rôle des femmes militaires combattantes. Par leur important travail empirique, Ayelet Harel-Shalev et Shir Daphna-Tekoah proposent donc ici une contribution stimulante à la compréhension des enjeux de la féminisation des armées. Pour mieux en appréhender les conséquences, il reste probablement, après avoir écouté les « voix » des femmes militaires, à entendre celles des militaires masculins.
Olivier Gomez, Professeur d’histoire-géographie en lycée (Seine-Saint-Denis), Doctorant en sociologie à l’Université de Lille – CLERSE
[1] Bethke Elshtain Jane, Women and War, with a new epilogue, [1987], 1995, Chicago, University Of Chicago Press, 318 p.
[2] Enloe Cynthia, Faire marcher les femmes au pas ? Regards féministes sur le militarisme mondial, traduit de l’anglais par Florence Mana et Joseph Cuétous, [2007], 2015, Solanhets, 308 p.
[3] La bibliographie de l’ouvrage d’Aleyet Harel-Shalev et de Shir Daphna-Tekoah comporte ainsi plus d’une centaine de références
[4] Enloe Cynthia, op.cit, p.41
[5] Harel-Shalev Ayelet, Daphna-Tekoah Shir, op.cit., chap. 1, p.6
[6] Ibid., chap. 1, p.9
[7] Voir, par exemple, sur ce point, Van Creveld Martin, Men Women in War, trad. Les Femmes et la Guerre, Monaco, Éditions du Rocher, 2002, 306 p.
[8] Harel-Shalev Ayelet, Daphna-Tekoah Shir, op.cit., chap. 2, p.15
[9] Gillican Carol, « The listening Guide Method of Psychological Inquiry », Qualitative Psychology, 2 (1) : 69-77
[10] Harel-Shalev Ayelet, Daphna-Tekoah Shir, op.cit., chap. 3, p.46
[11] Ibid.,chap. 3, p.47 : les femmes interviewées utilisent davantage la forme hébraïque masculine du « vous » que sa forme féminine
[12] Ibid., chap. 3, p.48
[13] Ibid., chap. 3, p.50
[14] Ibid ., chap. 3, p.51
[15] Ibid,, chap. 3, p.50 – On peut renvoyer au témoignage de Sigal, qui explique qu’elle a donné une fois à boire à une femme palestinienne qui a ensuite déclenché la bombe qu’elles dissimulait, tuant une amie de Sigal. Dès lors, Sigal a refusé de donner à boire aux femmes palestiniennes, non par haine, mais pas refus de risquer qu’un tel évènement se reproduise, ibid, chap. 3, p.43
[16] Ibid., chap. 4, p.57
[17] Ibid., chap. 5, p.91
[18] Ibid., chap. 5, p.93
[19] 27 femmes interviewées sur 100, Ibid., chap. 5, p.93
[20] Ibid., chap. 5, p.80 : voir le témoigne de Suzana, qui, en dépit de sa petite stature, veut montrer qu’elle peut porter les mêmes charges qu’un soldat masculin
[21] Ibid., chap. 5, p.81
[22] Ibid., chap. 5, p.80
[23] Ibid., chap. 5, p.90
[24] Ibid., chap. 1, p.5 (témoignage de Zehala)
[25] Ibid., chap. 4, p.66
[26] Ibid., chap. 4, p.66
[27] Ibid., chap. 5, p.96
[28] Ibid., chap. 6, p.101
[29] Ibid, chap.5, p.94
[30] Ibid. chap.5, p.96
[31] Ibid., chap.6, p.100
[32] Sur les critiques de la méthodologie et sur les arguments fournis par les auteures en réponse, voir Ibid., chap.3, p.41 et suiv.