Facts and Fears : Hard Truths from a Life in Intelligence

James R. Clapper est l’ancien directeur national du renseignement 2010-2017 (Director of National Intelligence) de Barack Obama, et général de l’Us Air Force à la retraite. Il a écrit son autobiographie en 2018, publiée chez Penguin Random House.

À travers l’exposé chronologique de sa vie, la période de la Guerre froide, l’effondrement du bloc soviétique puis l’ère post-11 septembre sont exposés du point de vue d’un acteur central de la sécurité nationale américaine, la National Security. L’auteur n’hésite pas à confier ses actions, ses jugements et ses regrets, notamment face à la dégradation de la démocratie américaine. Ce livre offre un panorama très complet de la machinerie du renseignement américain et les évènements fondamentaux couvrant la période allant de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux premiers pas de la présidence de Donald Trump.

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Comme toute autobiographie, celle-ci doit être considérée comme un récit rétrospectif où l’auteur, et c’est humain, cherchera très probablement à valoriser son rôle et justifier par un effort de rationalisation a posteriori ses choix.

Dès l’introduction, James Clapper précise son éthique très « huntingtonienne », appliquée au milieu du renseignement. Militaire de carrière, il adhère à une vision des relations civilo-militaires selon lesquelles les membres des forces armées, loyaux au régime républicain, agissent avec une autonomie pour exécuter la volonté du pouvoir politique plus large que dans la conception française des relations civilo-militaires. Cela implique de dire aux dirigeants politiques « ce qu’ils doivent savoir plutôt que ceux qu’ils voudraient entendre »[1], et laisser « la politique aux politiciens » quitte à taire son jugement personnel lors de certains arbitrages cruciaux. Il donne plusieurs exemples concrets de mise en œuvre de cette philosophie professionnelle au cours de son livre.

Il a été tour à tour officier du renseignement de l’US Air Force en Asie du Sud-Est pendant la Guerre du Vietnam puis en Corée, a participé à la refonte de l’agence du renseignement géospatial, a été chef du renseignement du commandement militaire du Pacifique et participé à l’opération Desert Storm (Irak-Koweït, 1990) pour finalement couronner sa carrière sous l’uniforme par sa nomination au poste de directeur du renseignement militaire (Defense Intelligence Agency). Il ne cache pas, depuis une anecdote sur sa jeunesse que nous ne divulgacherons pas, son appétence pour le versant technologique du renseignement.

À la retraite en 1995, il est recruté pour enquêter sur l’attentat contre les Tours Khobar de 1996, attentat ayant tué vingt personnes dont dix-neuf soldats américains. Il travaille ensuite pour des compagnies privées et enseigne le renseignement à l’université de Georgetown, avant d’être rattrapé par la politique en 2006. Le secrétaire de la défense Robert Gates suggère au président George W. Bush de le nommer sous-secrétaire d’État à la défense pour le renseignement (Under Secretary of Defense for Intelligence), poste qu’il accepte . Ces responsabilités complètent son profil, faisant de lui le candidat idéal pour être investi quatrième Director of National Intelligence en 2010.

Ce poste fut créé après les problèmes de communication identifiés par la commission du Congrès à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Il vise à améliorer la communication entre agences du renseignement (au nombre de dix-sept, que James Clapper détaille) et dispose pour cela d’un pouvoir d’arbitrage budgétaire[2]. Il détaille les risques de compétition des autorités de tutelle, entre d’une part le DNI et de l’autre les ministres (Secretary of State / Defense / Justice).

Suivre autant de processus de nomination permet d’illustrer un phénomène très prégnant dans les littératures sur les relations civilo-militaires et les études de renseignement : le besoin d’équilibrer les nominations aux postes de direction et d’adjoint de direction dans les organes de coordination entre les cultures administratives et les différents rapports de force des institutions concernées. Ces confrontations bureaucratiques se jouent majoritairement en interne au Pentagone, entre le renseignement militaire et les autres agences du renseignement, ou entre toutes vis-à-vis du Congrès[3].

La bureaucratisation du renseignement et de sa coordination est aussi illustrée par la production régulière du National Threat Estimate ainsi que l’austère mais fondamentale élaboration du budget. La question de la mutualisation des moyens fait l’objet de nombreux développements.

Ses différentes responsabilités l’ont amené à rendre des comptes et préparer ses différentes nominations devant le pouvoir parlementaire américain. Le Congrès, au sein duquel le Sénat est le plus concerné, l’a auditionné à de nombreuses reprises et soumis au feu roulant des questions. L’auteur offre de substantiels passages sur le fonctionnement de la démocratie américaine, notamment le détail de sa procédure budgétaire, à ses lecteurs.

En particulier, les commissions sur les affectations budgétaires (Committees on Appropriations) se révèlent de redoutables arènes. Les parlementaires américains y scrutent avec attention et arrière-pensées politiques (pour ne pas dire parfois politiciennes) les investissements nationaux et le soutien aux alliés et partenaires américains dans la société internationale post-Seconde Guerre mondiale.

Avec un souci de transparence – qu’on perçoit sincère –, il évoque ses erreurs, la première étant son soutien à l’attaque contre l’Irak en 2003.

Régulièrement, il revient sur sa défense des droits des homosexuel-le-s puis LGBT et des citoyens afro-américains, civils comme militaires. Il explique comment il a d’abord développé sa philosophie personnelle sur le sujet, puis pris leur défense aux diverses responsabilités qu’il a exercées, autant dans la communauté du renseignement que des armées.

Plus étonnamment par rapport aux autobiographies rédigées par de hauts commis de l’État français (Bajolet, Silberzahn, de Marenches… mais aussi certains passages du Carnets intimes de la DST de Merlen et Ploquin), James Clapper prend le soin de décrire régulièrement sa vie de famille et parler de son épouse, personnage au caractère affirmé. Ainsi, James Clapper raconte dans un passage très vivant comment Robert Gates dû convaincre Mme Clapper pour le poste d’Under Secretary of Defense qu’il destinait à l’époux de cette dernière. Il s’appuie sur ces passages pour décrire le poids de l’engagement d’abord militaire puis politique, au service de la sécurité nationale, sur sa vie de famille.

Ces paragraphes, d’abord surprenants en ce qu’ils semblaient casser le fil du récit, s’avèrent des témoignages d’humanité bienvenus, voire des moments d’autodérision et de respiration. Il apparaît manifeste que le conjoint est un soutien précieux pour la carrière de haut niveau qu’a connu M. Clapper. Les autobiographies de dirigeants français de service de renseignement se limitent généralement à décrire leurs diverses origines régionales lorsqu’ils en viennent à percer l’armure dans leurs écrits ou entretiens. Sans doute cette différence est-elle le fruit d’une culture politique différente entre France et Etats-Unis, notamment avec l’habitude de se voir exposé jusque dans sa vie privée lors des auditions parlementaires, courant pour les responsabilités occupées par M. Clapper.

Le dernier tiers du livre narre les grands cas d’espionnages, de trahison et débats démocratiques post-2010 liés aux questions de renseignement. Ils augmentent l’intensité du récit.

À travers les derniers chapitres, l’auteur raconte les grands épisodes du virage des relations internationales des années 2010 : intervention en Libye puis mort de l’ambassadeur John Christopher Stevens, neutralisation d’Oussama Ben Laden, avènement de l’État islamique, négociations avec l’Iran sur le nucléaire et dilemme de l’intervention en Syrie (très, voire trop, vite écarté), invasion de l’Ukraine…

Cela autorise des passages très concis et brillants sur la psychologie des dictateurs. Toujours en quête de survie dans un milieu hostile, entourés de sycophantes, à quoi bon ouvrir leurs pays à des inspecteurs internationaux et abandonner sans garantie un programme de nucléarisation ou d’armement, faire preuve de modération face aux contestations populaires ? Leçons fort bien retenues par Bachar el-Assad.

En quelques paragraphes, tous les scientifiques travaillant sur les régimes autoritaires trouveront de quoi nourrir leurs débats et modélisations théoriques[4]. On perçoit un sens aigu de l’analyse et de la synthèse via les portraits de divers acteurs, notamment Wikileaks (« non state hostile intelligence service »), le président Moubarak, les Frères musulmans, etc.

Le cas de Snowden, plus traître et tricheur que white hat brillant ou combattant de la liberté, est longuement commenté. L’auteur le met en balance avec l’officier ayant révélé les cas de traitements inhumains et dégradants au sein de la prison irakienne d’Abou Ghraib.

Il se défend, ici, contre une affaire ayant fait grand bruit outre-Atlantique : les allégations de mensonge concernant le programme de recueil d’information de la NSA. Piégé par la formulation ambigüe d’un sénateur américain et conscient de participer à une diffusion en direct alors qu’il est soumis au secret-défense, il emploie une expression équivoque. Celle-ci ne répond pas totalement à la réalité juridique mais est (d’après lui) sincère relativement aux pratiques et aux choix politiques américains en matière de captation des données par la NSA[5]. Cela lui permet de rebondir en détaillant la réalité du système d’écoute américain, en particulier son contrôle par la juridiction instaurée par le Foreign Intelligence Surveillance Act.

Cet épisode servira au camp républicain radicalisé à mener une guérilla parlementaire brutale et ultra-partisane. Cela nourrira une campagne de presse intense pour affaiblir la confiance des américains dans leurs agences de renseignement (défiance reprise allègrement par Donald Trump), ainsi que celle des alliés des États-Unis d’Amérique.

La France n’est quasiment jamais citée. En bureaucrate au sens le plus pur du terme, James Clapper ne cache pas qu’il a passé la majeure partie de son temps d’une part à gérer l’ « integration » du renseignement étatsunien (c’est-à-dire le processus de rassemblement et de rationalisation du renseignement produit par les différentes agences), d’autre part à rencontrer soit des interlocuteurs de temps de crise, soit les membres des Five Eyes. L’Allemagne est beaucoup plus évoquée. Pour autant, la quantité ne fait pas la qualité. Le seul passage un tant soit peu substantiel sur la relation franco-américaine est relatif à la capacité à gérer la « tempête » des « révélations » d’Edward Snowden. Les autorités et services de renseignement hexagonaux savaient bien que les « révélations » sur de soi-disant écoutes américaines ciblant des Français concernaient en réalité des renseignements partagés par les services français dans le cadre de la coopération en Afghanistan[6]. En quelques lignes, l’essentiel est dit, le chapeau est tiré à un allié d’après lui talentueux et lucide, puis James R. Clapper passe à autre chose.

Il évoque le rapprochement avec la Corée du Nord via la négociation pour la libération d’otages fin 2014. Négociation à l’issue positive, mais qui n’augurera pas un processus de réassurance mutuelle à cause du film de Judd Appatow The Interview. De manière cocasse, certaines scènes que racontent James Clapper sur son passage dans la dictature de la péninsule coréenne ressemblent fortement à certains passages du film (le restaurant ou le portrait d’un général nord-coréen notamment), malgré ses dénégations (de pure forme ?).

James Clapper décrit l’éthique du monde du renseignement avec l’épisode du piratage de l’agence responsable de tous les fonctionnaires de l’État fédéral américain (Office of Personnal Management) en 2015 par l’État chinois. En pénétrant le système informatique, la puissance asiatique a eu accès à toutes les personnes disposant d’habilitation, aux processus d’attribution, etc.

Il en profite pour qualifier cette pénétration du système numérique fédéral de réussite par un État étranger. Il reconnaît que tout État pouvant espionner un voisin ne manquera pas de le faire, et profite de la narration de cet évènement pour différencier l’acte d’espionnage de l’attaque cyber. Il peut alors ouvrir sur ce que, selon lui, doit motiver des représailles et détailler la spécificité des relations et agressions dans le cyber.

L’année de l’élection présidentielle 2016 se profile et un monde semble s’effondrer. Malgré un ton volontairement neutre, le rejet de l’incongruité et de l’outrance trumpiennes apparaît en filigrane, à peine contrebalancé par les nombreuses erreurs contribuant à l’échec d’Hilary Clinton. Depuis l’enquête sur ses mails privés jusqu’à ses erreurs de positionnement et ses déclarations pour le moins maladroites pendant la campagne, la candidate démocrate n’est pas épargnée.

Chaque étape de l’ingérence russe est décrite avec le soin constant de contextualiser ce qui peut passer pour une absence de réaction suffisamment ferme par les autorités étatsuniennes. En premier chef, oui, la Russie est intervenue, mais cela n’est ni inhabituel, ni inédit dans les relations internationales (Radio Free Europe pendant la Guerre froide, al-Jazeera pendant les printemps arabes…). Ce retour sur ces événements récents l’amène à identifier les pratiques russes contemporaines pour diviser un État, là encore avec beaucoup de concision et d’efficacité narrative. Il décrit la nouveauté constituant à cibler des individus susceptibles d’être manipulés via la propagande sur les réseaux sociaux.

Sa retraite, à la suite de l’entrée en fonction du président Trump en 2017 ne signe pas la fin de ses actions publiques. Il décrit ses nombreuses interventions dans les médias pour tenter de défendre sa conception du service public et de la défense de son pays.

Mais, dès l’introduction, il avait déjà énoncé l’évidence : les mécanismes de division de ce qui fait une Nation, observés dans de nombreux États autoritaires ou démocraties instables, sont à l’œuvre aux États-Unis. Malgré toute sa puissance et ses moyens, la désagrégation est en cours. Sera-t-elle inéluctable ?

Il affirme sa foi dans l’éthique et les compétences des membres des services de renseignement (Intelligence Community) pour contribuer à la régénération des États-Unis d’Amérique. Mais ses propos sonnent creux à l’aune du diagnostic établi dans ses derniers chapitres.

Avec toute la distance et la prudence nécessaire en manipulant un tel matériau, ce livre est essentiel et pertinent pour la compréhension du fonctionnement interne de l’armée américaine et des services de renseignement, les spécificités de ces bureaucraties, le système politique américain, soixante-dix ans d’histoire du monde vu depuis la République impériale et les crises politiques de la dernière décennie.

Il offre aussi une analyse aux autres démocraties occidentales qui s’interrogent sur leurs capacités à affronter des défis similaires : réformes et démocratisations des services de renseignement, avènement des mouvements populistes dans les démocraties, enchaînement de crises internationales face aux différentes menaces étatiques et non-étatiques.

Thibault DELAMARE, doctorant Aix-Marseille Université.

[1] Le président Barack Obama a employé cette expression lorsqu’il a proposé la nomination de James Clapper au Sénat en 2010 : lien, à 2’27. L’auteur l’emploie à plusieurs reprises dans le livre.

[2] Il se distingue sur ce sujet du coordonnateur national du renseignement français. Voir : Vadillo Floran et Papaemmanuel Axel, Les Espions de l’Elysée, Paris, Tallandier, 2019, 326 pages.

[3] En la matière, l’ouvrage le plus abouti entre approche rationaliste (en bref : « chaque administration cherche à maximiser ses gains ») et culturelle (en bref : « chaque administration [militaire, diplomatie, renseignement, policier / mais aussi au sein de l’institution militaire entre US Army, US Navy, Marines, US Air Force] est dépositaire d’une culture propre qui la guide dans ses préférences et sa façon d’exécuter les instructions du pouvoir politique ») est selon nous : Donnithorne Jeffrey W., Four Guardians. A Principled-Agent View of American Civil-Military Relations, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2018, 288 pages.

[4] Dernier ouvrage en date sur le sujet, sur un postulat comparatiste et rationaliste : Geddes Barbara, Wright Joseph et Frantz Erica, How Dictatorships work, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, 257 pages.

[5] Voir l’analyse partisane par le Cato Institute : lien.

[6] Voir l’analyse sur le blog du Monde Bug Brother : lien.

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