Architecture, Urban Space and War. The Destruction and Reconstruction of Sarajevo

Destructions urbaines et conflits armés, un sujet ancien qui pourtant ne manque pas d’actualité : Carthage, Hambourg ou Mossoul. Dans l’ouvrage Architecture, Urban Space and War, The Destruction and Reconstruction of Sarajevo paru en 2018, Mirjana Ristic propose une analyse de la destruction et de la reconstruction de la ville de Sarajevo sous le prise de la guerre entre 1992 et 1995. Elle montre comment les clivages et enjeux du conflit se reflètent dans le paysage urbain et comment le conflit est un moteur de la transformation socio-spatiale de la ville.

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Dans cet ouvrage, l’auteure propose une analyse sur l’architecture urbaine en temps de conflit armé. Partant du cadre d’analyse des « nouvelles guerres », Mirjana Ristic, étudie comment un conflit « socio-politique » affecte la place et le rôle de l’architecture et de l’espace urbain. L’ouvrage s’appuie sur un cas d’étude, le siège de Sarajevo qui se déroule entre avril 1992 à décembre 1995.

Une série de plusieurs questions constitue le point de départ de cette recherche :

  • Pourquoi les bâtiments et les espaces publics sont-ils des cibles durant une guerre ?
  • Comment le tissu urbain d’une ville est-il approprié et transformé en une arme convoyant violence, terreur et résistance ?
  • Comment les transformations subies par une ville durant un conflit influent-elles sur la démarcation des territoires et la production d’identités collectives ?
  • Comment traiter le patrimoine, les reliques et les traces de la guerre dans la période de post-conflit ?
  • Comment ces lieux pourraient-ils être reconstruits et leur passé commémoré sans imposer le traumatisme collectif ni créer les conditions d’émergence de futurs conflits politiques ?

L’auteure s’appuie principalement sur analyse architecturale consistant à cartographier la ville et les éléments architecturaux[1]. Cette approche est particulièrement intéressante car elle permet de visualiser et de mesurer de manière très précise l’impact d’un conflit armé sur l’architecture urbaine et les pratiques sociales qui en découlent. Elle permet également de mettre en lumière les clivages moteurs du conflit et leur ancrage spatial.

L’argument central de l’ouvrage repose sur l’idée selon laquelle les transformations spatiales dans Sarajevo ne sont pas uniquement une conséquence de la guerre mais plutôt un moyen au service du conflit ethnique et des tensions qui en découlent. La violence et la terreur déployées pendant la guerre ont participé de la transformation socio-spatiale de la ville, la faisant passer de ville multi-ethnique à une ville ségrégant les différentes ethnies.

Il est important de souligner que les termes de violence urbaine ou de violence spatiale ne renvoient pas uniquement aux confrontations armées se déroulant en milieu urbain mais également à la violence facilitée ou infligée par la construction et la reconstruction de l’espace urbain. Ainsi l’auteur distingue deux temporalités : la période du conflit et la période post-conflit.

Mirjana Ristic inscrit son étude dans le champ d’étude des conflits armés et plus particulièrement des « nouvelles guerres ». Il s’agit ici d’une des limites de l’ouvrage qui s’appuie sur une revue de la littérature en matière de conflits armés et en matière de transformation du caractère de la guerre contestable et extrêmement réduite.

Réduite, tout d’abord, car la revue de littérature relative aux conflits armés fait presque exclusivement référence aux travaux de Mary Kaldor et à son ouvrage New and Old Wars: Organized Violence in a Global Era publié en 1999 et réédité en 2007 où elle identifie de « nouvelles guerres » qu’elle oppose aux « guerres anciennes »[2]. Certes, le conflit en ex-Yougoslavie constitue le cœur de l’ouvrage de M. Kaldor, cependant, Mirjana Ristic ne fait pas état du débat qui existe autour de ce que l’on nomme la transformation du charactère de la guerre et ne diversifie pas suffisamment ses sources sur le sujet.

Contestable ensuite car l’étiquette « nouvelle guerre » a suscité de nombreux débats et a été remise en question par les chercheurs travaillant sur les conflits armés. L’argument principal est le biais dans la conceptualisation car ces guerres ne sont pas nouvelles en tant que telles dans la mesure où ces formes de guerres ont déjà été mises en œuvre par le passé (le peltaste de la Grèce antique en est un exemple). Il convient de distinguer évolution et transformation. De même, les grilles d’analyse de ces « nouveaux conflits » ont été remis en question pour leur rigidité. On pense notamment aux travaux de Stathis Kalyvas[3], au projet The Changing Character of War[4] mené par l’université d’Oxford ou en français l’ouvrage dirigé par Bruno Cabanes, Une histoire de la guerre du XIXè siècle à nos jours[5].

Ce manque contextualisation théorique en matière de conflits armés se retrouve notamment lors de l’analyse du climat de terreur mis en place par l’armée serbe. En effet, l’auteure explique les destructions dans la ville de Sarajevo par l’action terroriste des troupes serbes postées sur les collines environnantes. Elle décrit le climat de terreur subi par la population sans pour autant s’appuyer sur la littérature correspondante[6]. Il aurait été intéressant d’analyser comment le terrorisme est utilisé par les forces serbes durant siège de Sarajevo comme moyen de mener la guerre.

 La profondeur apportée par de telles références bibliographiques permettraient une meilleure compréhension du conflit, qui se cantonne à décrire un conflit ethnique sans mentionner l’instrumentalisation des arguments ethniques dans le recours à la violence armée et qui limite un conflit asymétrique à son non-respect des règles de droit international (massacre des populations civiles, déplacements de populations et destructions de bâtiments qui ne sont pas des cibles militaires[7]). La prise en compte de cette littérature permettrait d’inscrire cet ouvrage dans le champ des études stratégiques qui reste relativement fermé à la discipline de l’architecture.

  • Le conflit armé, moteur de la transformation de l’architecture urbaine

Le cœur de l’ouvrage de Mirjana Ristic réside dans son analyse des destructions subies par l’architecture de la ville. Elle montre dans un premier temps comment la violence armée a affecté l’apparence et l’organisation de la ville.

L’analyse des destructions de l’espace urbain durant le siège de Sarajevo passe tout d’abord par l’étude de la stratégie mise en place par l’armée serbe durant le siège de Sarajevo. Les tirs de snipers ainsi que les bombardements soutenus participent à l’entretien d’un « paysage de terreur » dans la mesure où l’architecture était exploitée pour favoriser le climat d’insécurité. Ainsi, les marchés constituaient des cibles prioritaires. L’auteure a notamment cartographié les lieux les plus exposés aux tirs de l’armée serbe postée sur les collines entourant la ville. La violence qu’a subi la ville a entrainé une recomposition du territoire et des habitudes spatiales des habitants de Sarajevo par la destruction des connections urbaines et des habitudes quotidiennes qui permettaient de maintenir la mixité ethnique de la ville. Ceci a eu pour conséquences la division et la séparation ethnique de la population de Sarajevo.

Le second volet de cette analyse porte sur le ciblage direct des bâtiments. Il apparait que les premiers mois du siège sont caractérisés comme une guerre d’infrastructure où la prise, le ciblage et la destruction de bâtiments qui fonctionnaient comme des points centraux des réseaux de ravitaillement de la ville était la priorité. Cela permettait d’acquérir une supériorité militaire de même que de terroriser la population. Par la suite, les bâtiments ciblés ont joué un rôle davantage symbolique. L’auteure prend l’exemple de deux types d’édifices : les institutions politiques et le patrimoine culturel. Cibler les premiers permettait aux forces serbes de détruire les centres politiques de la ville (le siège du parlement et du gouvernement de Bosnie-Herzégovine) tandis que s’attaquer aux seconds permettait d’effacer toute trace d’un passé multi-ethnique (attaques particulièrement fortes subies par le patrimoine bosniaque). Ici, Mirjana Ristic montre que les destructions urbaines faisaient partie de la stratégie de division de la ville en enclaves ethniques distinctes.

Face à la violence déployée contre la ville et la transformation de l’espace urbain, l’auteure montre que les résidents ont élaboré des schémas spatiaux de défense par lesquels ils ont reconnecté la ville et ont maintenu des pratiques sociales comme se déplacer, se rencontrer et se mélanger. La résistance des civils a fonctionné comme une inversion de l’architecture et de l’espace urbain, les lieux d’oppression sont devenus des lieux de libération. Cette adaptation se manifeste par la création d’un tunnel, l’installation de barrières visuelles aux tirs de snipers (draps cachant les intersections de rues par exemple) ou en bloquant des carrefours avec des containers pour permettre de se déplacer à l’abri des tirs.

  • L’architecture urbaine, reflet du conflit armé

Mirjana Ristic analyse ensuite la destruction et la reconstruction de Sarajevo dans la période post-conflit. Elle s’attache à montrer comment les divisions ethniques internes en Bosnie-Herzégovine se jouent au quotidien dans l’infrastructure urbaine et se cristallisent dans la distinction entre Sarajevo et Sarajevo-Est.

Elle met en évidence la délimitation des territoires ethniques par des symboles excluant la mixité ou la différence ethnique. Pour cela elle étudie plusieurs éléments le nom des rues et les panneaux indicateurs. Ainsi, elle relève les inscriptions en alphabet cyrillique dans Sarajevo-Est et en alphabet latin à Sarajevo, les rues portant le nom de personnalités plutôt serbes à Sarajevo-Est ou à l’inverse bosniaque ou croate dans le reste de la ville, ou encore la couleur des panneaux indicateurs sur lesquels le vert couleur de l’islam renvoie aux populations bosniaques tandis que le bleu symbolise la liberté dans la mythologie serbe. La polarisation ethnique dans la société après le conflit est également présente dans des discours ancrés dans la vie urbaine et qui façonnent les actions des habitants et leurs interactions (par exemple le choix des marchés). Ainsi, la division ethnique est maintenue à travers la signification des lieux urbains. Les différents discours mobilisés comme des « armes » pour maintenir les frontières ethniques via la construction de lieux exclusifs des autres identités.

Le clivage ethnique instrumentalisé pendant le conflit se répercute également dans le processus de reconstruction. Il apparait en effet tout d’abord que la reconstruction illustre les tensions inter-ethniques et la difficulté à reconstruire la cohabitation et la mixité qui existaient avant l’éclatement du conflit. En s’appuyant sur les exemples des bâtiments gouvernementaux et la Bibliothèque Nationale, elle montre que l’architecture urbaine prolonge les clivages sociaux, politiques et ethniques. La reconstruction de la ville s’accompagne en outre d’un effacement des symboles multi-ethniques dans le paysage urbain tandis que de nouveaux symboles ethniques ont été territorialisé dans les espaces urbains de Sarajevo et de Sarajevo-Est. C’est-à-dire que chaque partie de la ville a restauré, construit ou reconstruit des bâtiments dont la fonction et le style architectural correspondait à la population y résidant. Par exemple, 11 églises orthodoxes ont été construites à Sarajevo-Est, reflétant le style traditionnel serbo-byzantin qui caractérise le territoire serbe, relie la ville à la Serbie et renie ses liens avec la Bosnie-Herzégovine.

La commémoration du conflit est aussi traversée par les clivages ethniques hérités du conflit. Mirjana Ristic retrace les différents moyens par lesquels la mémoire urbaine a été façonnée dans le contexte du paysage de Sarajevo et Sarajevo-Est. Elle sélectionne trois éléments : les roses de Sarajevo, des plaques commémoratives et des monuments commémoratifs. Elle montre les difficultés rencontrées lors de l’installation d’éléments commémoratifs qui sont fortement contestés par les différentes populations qui s’estiment stigmatisées, non-représentées ou victimisées. Bien qu’il existe une volonté politique de commémorer le conflit afin de créer les bases d’une paix durable, les clivages ethniques constituent des freins aux initiatives proposées.

  • Conclusion

Cet ouvrage est particulièrement intéressant dans la mesure où il permet d’expliquer l’impact d’un conflit armé sur les transformations socio-spatiale d’un espace urbain. Plus précisément, il met en lumière les transformations architecturales d’une ville et l’évolution des comportements des habitants face à ces transformations. Il rend compte de comment les idéologies politiques affectent des processus morphogéniques à travers lesquels territoires urbains et lieux identitaires se forment et se transforment. Enfin, cet ouvrage permet de tisser des liens vers d’autres contextes : quartiers palestiniens dans les villes israéliennes, les destructions de patrimoine culturel Syrie et en Irak, les attaques terroristes en Europe ou encore les protestations et mobilisations durant les printemps arabes.

Eva Portel, doctorante en science politique, Sciences Po Bordeaux. Membre du groupe Jeunes chercheurs de l’AEGES

 

[1] « Method of mapping that combines the conceptual framework of assemblage thinking, the mapping process suggested by Corner, and computer-aided mapping technologies, including GIS and AutoCAD, for the purposes of accuracy », Mirjana Ristic, Architecture, Urban Space and War, The Destruction and Reconstruction of Sarajevo, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018

[2] Mary Kaldor, New and Old Wars: Organized Violence in a Global Era, Stanford, Stanford University Press, 2007

[3] Stathis Kalyvas, “New” and “Old” Civil Wars: A Valid Distinction?, World Politics, Vol. 5, n°1, 2001.

[4] Hew Strachan, Sibylle Scheippers dir., The changing character of war, Oxford, Oxford University Press, 2011.

[5] Bruno Cabanes dir., Une histoire de la guerre du XIXè siècle à nos jours, Bruno Cabanes, ed., Paris, Seuil, 2018.

[6] Louise Richardson, What terrorists want: understanding the enemy, containing the threat, Londres, Random House, 2006.

[7] Mirjana Ristic, Op. cit., p. 34.

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