Depuis le début des années 2000 et les travaux du biochimiste Paul Crutzen, le terme d’Anthropocène s’est diffusé dans la littérature scientifique pour désigner l’âge géologique que nous connaissons depuis la Révolution industrielle, et dans lequel l’Humanité a un impact global et inédit sur les cycles naturels de la planète. Dans Environmental Security in the Anthropocene, publié en 2018, Judith Nora Hardt propose de prendre au sérieux ce constat pour repenser notre manière d’agencer les enjeux environnementaux et les questions de sécurité.
La nouveauté de l’Anthropocène dans la littérature sur la sécurité environnementale
Pour Hardt, le constat de l’Anthropocène implique de modifier les approches traditionnelles de la sécurité environnementale. Dans un important travail généalogique, elle identifie alors quatre « âges » des études sur la sécurité et l’environnement, encore actifs aujourd’hui, pour mieux s’en distancier. Le premier, qui commence en 1989, lie l’environnement à la sécurité nationale et représente la première vague de travaux sur les conflits environnementaux. Il est marqué par l’intérêt des organisations de défense, et en particulier du Pentagone. Le deuxième, qui débute en 1994 et est incarné par exemple par le chercheur Thomas Homer-Dixon, constitue la seconde vague d’étude sur l’origine environnementale des conflits (à travers, en particulier, la guerre des ressources). Pour la première fois, elle ouvre la porte à des approches non militaires de la sécurité, c’est-à-dire plus centrées sur les conditions de vie des populations. Le troisième, qui se développe à partir de 2003, est lié à l’irénologie. Il s’agit en effet de remettre en cause l’approche conflictuelle de la sécurité environnementale et de s’intéresser aux manières de construire de nouvelles formes de coopération ou de pacification. Plusieurs travaux s’intéressent alors aux liens entre les opérations de paix et la protection de l’environnement. Enfin, le quatrième, qui commence en 2007, étudie les origines climatiques de la conflictualité armée, mais aussi dans la gouvernance internationale des conflits. C’est dans ce contexte que le concept de « sécurité climatique » émerge, et que la littérature systématise l’utilisation des concepts de « sécurité humaine » ou de « sécurité environnementale ». Selon l’auteure, ces différentes phases nourrissent, depuis 2009, de nouveaux travaux consacrés à la sécurité à l’heure de l’Anthropocène, qui prennent au sérieux les frontières planétaires (planetary boundaries) découvertes par la science du Système Terre[1]. Ce travail préliminaire de critique de la littérature est essentiel pour initier une réflexion sur le concept de sécurité environnementale, car ce dernier est discuté et disputé par plusieurs écoles influentes en relations internationales (école de Copenhague, études critiques de sécurité, études stratégiques).
Pour Hardt, le discours sur l’Anthropocène apporte quatre changements salutaires à ces approches traditionnelles de la sécurité environnementale, qui ont apporté de la confusion par la profusion des concepts et des approches. Premièrement, il raisonne en termes de menaces existentielles et de changements incontrôlés et radicaux des conditions de vie sur la planète, en rupture avec la vision plus mesurée de la conflictualité environnementale. Ensuite, il implique une certaine urgence d’agir avant que les déséquilibres planétaires ne deviennent incontrôlés et irréversibles, contre l’idée d’adaptation progressive des sociétés. Il étend également la notion de conflit, qui ne concerne pas que les Etats ou les populations mais intègre également les espèces vivantes et pose la question des usages contemporains de la technologie[2]. Enfin, l’apparition de l’Anthropocène dans les débats au plus haut niveau de décision politique internationale (comme le Conseil de Sécurité) montre que l’échelle de prise en compte de la sécurité environnementale est désormais globale. Ces quatre caractéristiques permettent de dépasser trois erreurs des débats sur la sécurité environnementale : le caractère stato-centré de la réflexion, le recours systématique à la science pour orienter l’action, et l’emphase trop importante sur la résilience et l’adaptation plutôt que sur la transition vers des pratiques plus justes et éthiques. Hardt propose, dès lors, d’utiliser l’approche critique des études de sécurité pour vérifier ces errements dans les pratiques de certains acteurs internationaux. Un ancrage empirique s’avère en effet essentiel à ce moment de la réflexion, et aurait même pu intervenir plus tôt pour clarifier certains points de débat parfois difficiles à saisir (notamment pour les lecteurs peu versés dans ces débats).
L’identification des limites : le cas de l’Environment and Security Initiative (ENVSEC)
L’étude de cas porte sur l’Environment and Security Initiative (ENVSEC) lancée par l’OFCE, l’UNDP et l’UNEP en 2003 pour produire des rapports sur les risques environnementaux dans plusieurs régions du monde. Sa centralité dans la gouvernance environnementale globale permet en effet de mesurer combien l’approche institutionnelle du sujet a contribué à dépolitiser l’enjeu écologique et à faire oublier le débat sur les causes de la crise et les valeurs à mobiliser pour en sortir[3]. En outre, les missions de ENVSEC présentent une intéressante synthèse des approches traditionnelles de la sécurité environnementale, entre actions de coopération et recherche des risques environnementaux dans certaines zones comme le Sud-Caucase ou l’Asie Centrale. En raison du caractère inclusif de sa gouvernance multi-agence, cette initiative reprend donc les trois pathologies déjà identifiées dans les débats académiques (centralité de l’Etat, de la science, et approche adaptative).
A partir d’une étude des documents produits par l’ENVSEC depuis 2008, Hardt confirme, outre l’absence de réflexion conceptuelle, deux contradictions avec sa position officielle. La première est le fait que les mêmes outils et méthodes d’analyse sont appliqués dans les projets conduits dans les différentes régions étudiées, alors que les responsables de l’initiative vantent leur dimension participative et réflexive. La seconde est la vision réductrice de la sécurité environnementale. Elle n’est en effet abordée que du point de vue de la fragilité des populations (sécurité humaine) alors que l’initiative prétend explorer toutes les dimensions du sujet (comme les aspects militaires, parfois plus controversés). Ces contradictions conduisent à une vision très occidentalo-centrée des enjeux, mais aussi l’approche très consensuelle de l’enjeu écologique, qui contribue à étouffer les controverses.
La « myopie écologique » de la sécurité environnementale
En dépit de ces critiques à la fois théoriques et empiriques du concept de sécurité environnementale, Hardt n’envisage toutefois pas de s’en séparer, à condition de le distinguer bien plus des approches humaines ou nationales de la sécurité. A l’aide d’autres approches comme la théorie politique environnementale, il s’agit désormais d’étudier ce que l’écologie peut apporter à la sécurité, afin de provoquer les changements nécessaires pour répondre à l’Anthropocène. Quelques travaux récents prennent au sérieux cette question dans la littérature en relations internationales, et appellent à explorer, par exemple, la dimension éthique des pratiques de sécurité[4]. Ils complètent des études qui montrent comment la colonisation des débats climatiques par un nombre croissant d’acteurs a pu nuire à la compréhension des enjeux de la crise écologique que nous traversons[5].
Le livre de Judith Hardt présente l’intérêt majeur de démêler le sens du concept, souvent contesté, de sécurité environnementale pour lui redonner toute son importance heuristique. Son ambition est en effet de stimuler une recherche interdisciplinaire sur les enjeux posés par l’Anthropocène, notamment pour interroger les présupposés normatifs de notions que les praticiens de la sécurité prennent pour acquises depuis de nombreuses années. L’ouvrage apporte toutefois peu de pistes de recherche pour conduire ce programme ambitieux, en dehors de l’effort de lecture critique des pratiques et des discours des acteurs internationaux de la sécurité environnementale. Récemment, toutefois, des contributions stimulantes nous invitent, dans la lignée de cet ouvrage, à repenser le rapport de la sécurité à la nature[6] ou encore à « écologiser » les paradigmes classiques de la géopolitique[7].
Adrien Estève, Doctorant – Sciences Po – Centre de Recherches Internationales (CERI)
[1] Depuis 2009, le « Earth System Governance Project » s’appuie sur cette idée de système-Terre pour proposer de nouveaux modèles de gouvernance environnementale. Pour une introduction à ce nouveau paradigme, voir le livre du coordinateur du projet, Frank Biermann, Earth System Governance: World Politics in the Anthropocene, publié au MIT Press en 2014.
[2] Le thème guerrier est en outre bien ancré dans les études de l’Anthropocène. Voir par exemple le dernier livre de Bruno Latour, dans lequel il parle d’un « état de guerre » : Où atterrir ? : Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017
[3] Pour une synthèse des débats contemporains sur la dépolitisation en relations internationales, voir le numéro spécial de la revue Critique Internationale coordonné par Franck Petiteville « La (dé)politisation des organisations internationales » (n°76, août 2017)
[4] Jonna Nyman et Anthony Burke, Ethical Security Studies: A New Research Agenda, London: Routledge, 2016
[5] Voir par exemple l’ouvrage dirigé par Stefan Aykut, Jean Foyer et Edouard Morena, Globalising the Climate: COP21 and the Climatisation of Global Debates, London: Routledge, 2017
[6] Cameron Harrington, Clifford Shearing, Security in the Anthropocene. Reflections on Safety and Care, Newy York: Columbia University Press, 2017
[7] Simon Dalby, Anthropocene Geopolitics: Globalization, Security, Sustainability, Ottawa: University of Ottawa Press, 2020