NATO in Afghanistan. Fighting together, fighting alone

Les ouvrages de qualité sur l’intervention multinationale en Afghanistan sont de plus en plus nombreux, allant au-delà des simples narrations d’histoire immédiate et proposant des analyses fouillées mettant en lumière des mécanismes politiques et stratégiques importants. Après les ouvrages d’Hynek et Marton, de Rynning et de Farrell, Osinga et Russell, c’est au tour de David Auerswald (National War College) et Stephen Saideman (Carlton University) de revenir sur la campagne de l’OTAN dans le pays.

La campagne afghane (et la campagne irakienne) ont largement montré que si les interventions contemporaines étaient bien souvent conduites dans un cadre multinational (pour des raisons de ressources comme de légitimité), la guerre à plusieurs est bien souvent difficile. En particulier, l’un des principaux problèmes est le niveau d’engagement différent en fonction des pays, souvent divisés entre « faiseurs » et « observateurs », qui se matérialise par l’imposition des désormais célèbres « caveats ». Mais plutôt que de s’arrêter au simple constat, aussi évident qu’amer, qui veut que « les caveats, c’est politique », nos deux auteurs se posent la seule vraie question qui vaille: quelles sont les conditions politiques nationales qui influencent le niveau d’engagement d’un pays dans une intervention multinationale? Pourquoi certains Etats font-ils plus que d’autres? Leur réponse à cette question importante est à la fois théoriquement sophistiquée et empiriquement riche, faisant ainsi de leur ouvrage une contribution majeure aux études de relations internationales et stratégiques.

NATO in Afghanistan

Les deux auteurs inscrivent leur recherche dans le cadre du problème « principal-agent », qui est l’un des principaux domaines de recherche dans la science politique américaine (très peu abordé par les politistes français, un peu plus par les économistes). Le problème « principal-agent » étudie les questions de délégation de l’autorité et d’obéissance aux ordres dans les situations où une autorité supérieure (principal) délègue à un subordonné (agent) l’exécution de tâches. Tout un ensemble de problèmes se posent alors, par exemple la rétention par l’agent d’un certain nombre d’informations, l’incapacité pour le principal de surveiller les agissements de l’agent de manière adéquate, ou encore des divergences d’objectifs si le principal vient à changer mais que l’agent reste en place. Cette littérature académique étudie ainsi les tactiques déployées par les agents et les principaux pour s’assurer une plus large autonomie pour les uns, un plus large contrôle pour les autres.

Dans le cadre de l’OTAN en Afghanistan, les « agents » sont les commandants des contingents déployés, qui doivent répondre à deux « principaux ». Le premier principal est unique, puisqu’il s’agit de leur autorité nationale, qui s’exerce à travers une chaîne de commandement nationale. Le second principal est collectif, puisqu’il s’agit des membres de l’OTAN (dont la position collective est arrêtée par le Conseil de l’Atlantique Nord), et dont l’autorité s’exerce à travers la chaîne de commandement de la FIAS. Dans cette situation, l’agent a bien plus de raisons de répondre aux sollicitations d’un principal unique (son Etat) plutôt qu’aux ordres d’un principal multiple. Ainsi, bien que le Conseil de l’Atlantique Nord décide officiellement de manière collective quelles seront les règles d’engagement de la FIAS, les Etats ayant contribué à la décision prise à l’unanimité mais qui n’en sont néanmoins pas satisfaits peuvent toujours exercer un contrôle sur leurs propres contingents en restreignant ses capacités d’intervention. Ces modalités de contrôle sont de quatre types.

  • En premier lieu, les Etats nationaux choisissent l’officier qui commandera leur contingent, pouvant ainsi s’assurer de sélectionner un commandant dont on a la certitude qu’il répondra en priorité à ses décideurs nationaux plutôt qu’à des ordres émanant de la chaîne de commandement de l’OTAN.
  • La deuxième modalité de contrôle est l’autonomie dont dispose l’agent: les principaux nationaux uniques peuvent largement restreindre l’autonomie de leurs contingents sans que le principal collectif (l’OTAN) n’y puisse rien changer. Cette modalité de contrôle comprend évidemment les caveats, mais peut aussi être plus subtile, comme lorsqu’un Etat réduit volontairement la mobilité de ses troupes en sous-dotant son contingent en hélicoptères.
  • La troisième modalité de contrôle est la surveillance des activités de l’agent. Les chaînes de commandement nationales sont souvent chargées de s’assurer que les agents restent bien dans la ligne définie par le principal.
  • Enfin, la dernière modalité de contrôle est l’incitation, c’est-à-dire la récompense ou la sanction des comportements de l’agent en fonction des préférences du principal. Evidemment, seul l’Etat peut récompenser ses officiers, l’OTAN ne disposant d’aucun moyen incitatif qui pourrait influencer les agents.

En utilisant la théorie « principal-agent », Auerswald et Saideman permettent de formaliser des exemples largement connus des observateurs de la campagne en Afghanistan dans un cadre théorique compréhensible et cohérent. La conséquence logique de leur développement est donc que pour comprendre les problèmes d’engagement différencié des Etats, il faut étudier les structures politiques nationales, et non pas l’OTAN en tant qu’institution. La source des maux tient plus aux Etats eux-mêmes qu’à la structure multinationale.

Le troisième chapitre de l’ouvrage étudie donc la manière dont les structures politiques nationales influencent les quatre modalités de contrôle étudiées ci-dessus. Pour ce faire, ils identifient deux variables principales. La première est la nature du régime: s’agit-il d’un régime présidentiel (Etats-Unis, France), d’un régime où le gouvernement émane d’un parti unique (modèle britannique) ou de régimes de coalition (Allemagne, Pays-Bas, etc.)? Dans les deux premiers cas, la personnalité et les choix de décideurs uniques (Président ou Premier Ministre) sont à étudier, tandis que dans le troisième cas, il faut se pencher sur la nature de la coalition au pouvoir. Dans l’étude des décideurs, les auteurs distinguent deux types de personnalité: les décideurs inquiets du comportement de leurs troupes et souhaitant les contrôler, et les décideurs pour lesquels l’exécution de la mission est primordiale. Dans l’étude des gouvernements de coalition, Auerswald et Saideman étudient si les coalitions sont plutôt conservatrices ou proches idéologiquement, ou si elles sont plutôt progressistes ou composées de partis aux divergences idéologiques importantes. Ces variables permettent ainsi de prédire le comportement de chaque Etat sur la sélection des officiers, leur degré d’autonomie, la surveillance et l’incitation. A titre d’exemple, je reproduis ci-dessous leur graphique illustrant l’influence des régimes politiques sur le degré d’autonomie accordé aux agents (et donc l’imposition ou non de caveats).

(c) Auerswald et Saideman, 2014. p. 78.

Pour tester leur modèle d’influence des institutions politiques, les deux auteurs étudient en détails les actions de plusieurs pays en Afghanistan: les Etats-Unis, la France, la Pologne, le Royaume-Uni, le Canada, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark. Ils vérifient aussi si l’appartenance à l’OTAN a une influence sur le comportement des Etats et concluent que non, en étudiant deux membres de la FIAS non-membres de l’OTAN: l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Enfin, ils démontrent la validité de leur modèle théorique en observant son applicabilité au cas de la guerre en Libye. Dans tous les cas, les variables nationales identifiées par Auerswald et Saideman permettent d’expliquer le comportement des Etats engagés dans les conflits.

Ces résultats sont d’une grande importance. En premier lieu, ils permettent d’évacuer les explications alternatives du niveau d’engagement. Celui-ci n’est pas lié au niveau de la menace (explication réaliste), déterminé par le soutien (ou non) de l’opinion publique ou encore lié à la culture stratégique (qui n’explique pas les changements brutaux comme celui de la France après 2007 ou l’Allemagne après 2009). Surtout, ils permettent aux décideurs d’avoir des attentes réalistes de ce que peuvent, ou non, accomplir leurs partenaires, et donc d’adopter des tactiques adaptées pour prendre en compte ces restrictions politiques. Les « caveats » sont une réalité de l’action militaire multinationale, et il va falloir apprendre à vivre avec plutôt qu’à s’en plaindre. Ainsi, il est possible de créer des plans de campagne prenant en compte ces restrictions, une fois qu’elles sont connues et que le fait qu’elles ne changeront que très peu est compris et accepté. Enfin, ces résultats ont des conséquences pour la Smart Defence Initiative initiée par l’OTAN, car ils posent la question de savoir si les Etats se spécialisant dans des capacités de niche souhaiteront réellement s’engager auprès des autres en cas de conflit. Auerswald et Saideman proposent ainsi de modifier les règles internes de l’OTAN en augmentant le nombre de « flag posts » (les postes prestigieux) pour les membres s’engageant dans les opérations, et donc de récompenser la participation par de l’influence.

Ce bref résumé ne permet pas de couvrir toutes les richesses de ce livre, et l’on ne peut qu’être admiratif du travail de terrain abattu par les auteurs, qui ont conduit plusieurs centaines d’entretiens dans les différentes capitales et les institutions otaniennes (QG de Bruxelles, SHAPE, QG de l’ISAF, etc.). L’articulation entre travail théorique et contribution empirique est certainement la grande force de cet ouvrage, qui démontre une fois de plus l’importance des études de science politique à la compréhension des phénomènes stratégiques. Quelques reproches peuvent parfois être émis (par exemple dans les sources des auteurs, presque exclusivement anglophones), mais ils sont franchement mineurs et n’affaiblissent certainement pas un ouvrage qui mérite de devenir une lecture obligatoire pour toute personne intéressée par le conflit en Afghanistan ou le futur de l’OTAN.

Olivier Schmitt (Center for War Studies)

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