Noel Maurer est professeur associé à la Harvard Business School. Son dernier ouvrage, The Empire Trap, retrace l’histoire des interventions extérieures décidées par les Etats-Unis pour la protection des investissements américains directs à l’étranger de la fin du 19e siècle à aujourd’hui. Il propose, pour le dire plus simplement, une histoire de l’impérialisme économique américain à travers le prisme des interventions visant à protéger ou garantir les droits de priorités d’entreprises ou de citoyens individuels américains contre les expropriations par des gouvernements étrangers.
Il est peu question dans cet ouvrage des grandes idées, théories et doctrines qui inspirent et justifient l’interventionnisme militaire américain entendu depuis le tournant que constitue la présidence de Theodore Roosevelt à la fin du 19e siècle, première occurrence d’une Amérique « gendarme du monde » avant l’entrée véritable en 1945 dans le « siècle américain » : le propos de Maurer est en effet centré sur les intérêts économiques et leur influence sur les décisions d’interventions extérieures. C’est à la fois l’intérêt, et la principale limite de ce livre.
Le cœur du propos de Maurer est le récit de l’évolution historique du règlement des disputes sur les droits de propriétés américains à l’étranger, évolution qui a permis de passer d’une ère d’interventions militaires américaines pour les intérêts économiques nationaux, à une nouvelle époque (récente) où la création d’instances internationales a permis le règlement de ces litiges par d’autres voies que l’intervention directe de Washington.
Ce récit, qui constitue la thèse de l’auteur, peut se résumer en quatre points qui sous-tendent aussi l’organisation de l’ouvrage :
Premier point, les interventions pour protéger les intérêts des investisseurs américains ont connu un important succès dans la compensation des entreprises américaines concernées.
Deuxième point, ces interventions au bénéfice d’intérêts particuliers américains (en ce sens qu’il s’agissait de possessions de riches individus ou d’entreprises privées) se sont faites le plus souvent sans considération voire au détriment des intérêts stratégiques de Washington vis-à-vis des pays concernés par ces interventions.
Troisième point, qui correspond également à l’un des angles plus particulièrement étudiés par l’auteur, les tentatives de Washington pour imposer des réformes institutionnelles y compris par la prise en charge directe par ses agents sur place du système de douanes et d’impôts locaux (les tentatives de régler le problème à la source si l’on veut), ont presque toujours échoué à améliorer la situation locale (eu égard aux investissements directs américains sur place).
Quatrième point enfin, le gouvernement américain a utilisé des méthodes qui ont varié au fil des décennies et qui ont finalement permis aux entreprises américaines de parvenir à des règlements négociés avec les gouvernements étrangers sans plus faire appel aux interventions directes de Washington : c’est la création évoquée ci-dessus d’instances internationales de règlement des litiges, le dernier exemple donné par l’auteur datant de 2007 et concernant les nationalisations d’intérêts pétroliers par le président vénézuélien Hugo Chavez, différend qui a été réglé par la Chambre internationale de commerce et le paiement par Caracas d’une compensation de 907 millions de dollars aux compagnies américaines ExxonMobil et ConocoPhillips.
En conclusion, Maurer considère que cette évolution a libéré le gouvernement américain de ces contraintes intérieures économiques particulières, qui l’avaient entraîné tout au long de son histoire à intervenir à de nombreuses reprises dans des pays étrangers.
Ce dernier constat pointe l’intérêt et la grande richesse de l’ouvrage, tout particulièrement pour les interventions en Amérique latine et dans le Pacifique, de la fin du 19e siècle aux années 1920 : Maurer livre en effet dans la première partie de son ouvrage une étude très fine des mécanismes décisionnels américains et notamment de la manière dont les intérêts privés parviennent à faire entendre leur voix et à influencer le processus décisionnel par des stratégies de coalition et un lobbying efficace au Congrès américain.
Mais il illustre aussi la limite du livre, car Maurer n’accorde guère d’importance aux intérêts américains autres qu’économiques et fait peu de cas des considérations stratégiques dans l’interventionnisme américain et son évolution au cours du 20e siècle : ainsi les « grandes stratégies » élaborées par le pouvoir politique, l’évolution du contexte international sont à peine évoqués, alors que ces éléments sont déterminants tout particulièrement à partir de 1945.
Maurer est le plus pertinent lorsqu’il s’intéresse aux interventions américaines de la fin du 19e aux années 1920-1930 dans le Pacifique, en Amérique latine (des Caraïbes aux pays andins en passant par l’Amérique centrale) et jusqu’en Afrique (Liberia), sujet sur lequel il a déjà écrit plusieurs ouvrages et articles. Les pages passionnantes autour des débats au Congrès, sur l’annexion de Hawaï ou au contraire le refus d’incorporer les Philippines à l’Union, rappellent à quel point les présidents américains (particulièrement à cette époque), ne pouvaient intervenir sans le soutien de la population et du Congrès.
Les sénateurs en particulier se targuaient de faire respecter les propos des Pères fondateurs et veillaient à maintenir une armée de taille réduite pour empêcher tout aventurisme extérieur. Mais Maurer montre aussi à quel point le système politique américain, ouvert aux intérêts organisés comme l’avait déjà souligné Alexis de Tocqueville, permettait à ceux-ci, rassemblés en coalition, de peser sur le processus de décision.
Le cas du Liberia est particulièrement éclairant, puisqu’une entreprise privée (Firestone) va réussir à imposer au Congrès un prêt massif au pays, là où le président lui-même (Harding) avait auparavant échoué. De même, au début des années 1930 et en pleine Grande dépression, le Congrès américain va imposer à la Maison blanche l’indépendance des Philippines, contre le veto du président Hoover.
Le propos de Maurer atteint ses limites à partir de 1945 et de la Guerre froide : cherchant à valider à tout prix sa thèse sur le rôle déterminant des intérêts privés, il minimise l’impact déterminant de la bipolarité et de l’affrontement idéologique et militaire entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Le chapitre sur la révolution cubaine de Fidel Castro et la crise des missiles de 1962 en est une illustration parfaite, puisque le contexte de Guerre froide est souvent évacué, tandis que l’auteur compare la valeur des expropriations au coût de la destruction d’une ville américaine par des missiles nucléaires soviétiques…
Il reste un ouvrage qui contient des analyses passionnantes et convaincantes pour la première partie du 20e siècle où, sans doute, les critères économiques primaient sur la grande stratégie politique (qui n’était pas encore affirmée, en particulier dans un pays très largement isolationniste). En revanche, on ne peut écarter les facteurs politiques et idéologiques de l’engagement international des Etats-Unis à partir de 1945 qui marque le début pour Washington et pour le reste du monde du « siècle américain ».
Maya Kandel (IRSEM)