Avec le départ des troupes américaines d’Irak en 2011 et la fin annoncée de la FIAS en Afghanistan, le débat intense sur la contre-insurrection qui avait animé les cercles stratégiques américains, et par extension européens, entre 2005 et 2009 s’est fortement apaisé. Cette baisse du volume de productions est salutaire, car elle permet aux analyses poussées et solides d’émerger, et l’on constate que plusieurs publications viennent considérablement enrichir un champ à propos duquel on aurait pu penser que tout ou presque avait été dit. Fort heureusement tel n’est pas le cas, comme le démontrent les deux premiers ouvrages recensés, qui permettent de véritablement porter un autre regard sur les insurrections, tandis que le troisième, malgré ses défauts, permet de discuter à nouveaux frais de la contre-insurrection.
L’ouvrage de Paul Staniland part d’un constat simple: la plupart de la littérature sur les guerres civiles, les violences politiques et les insurrections prend ces dernières comme un donné, et passe peu de temps à étudier leurs structures internes au delà de l’étude de tel ou tel leader charismatique (comme Che Guevara). Ainsi, la structure d’une insurrection est généralement comprise comme le résultat de trois facteurs potentiels: le degré de contrôle de l’Etat dans lequel elles se développent (plus un Etat est faible, plus l’insurrection est forte et vice-versa); l’accès aux ressources (une insurrection pouvant facilement se financer sera plus forte et aura tendance à verser dans le banditisme, selon l’explication simpliste du « Greed vs Grievance » de Collier); ou enfin le soutien de la population. Staniland relève justement qu’il s’agit bien souvent d’explications ad hoc et qu’il manque une théorie expliquant la forme que prend une insurrection, ainsi que son maintien, son développement et son éventuelle dissolution. En d’autres termes, il faut une théorie de la cohésion des insurrections, qu’il s’emploie ainsi à bâtir.
Pour ce faire, l’auteur commence par distinguer quatre types de groupes insurgés en fonction de trois variables: le degré de contrôle du groupe par une organisation centrale, le degré de contrôle des branches locales et leur autonomie par rapport au commandement central, et enfin la nature de la compétition entre branches locales et commandement central. Ainsi, les groupes intégrés combinent des contrôles centraux et locaux robustes avec une compétition minimale entre les branches. Les groupes d’avant-garde ont un contrôle central robuste et des contrôles locaux fragiles, ainsi qu’une compétition entre commandement central et groupes locaux. Les groupes régionaux combinent un contrôle central faible et des contrôles locaux robustes, la compétition s’exerçant en fait entre leaders locaux. Enfin, les groupes fragmentés ont des contrôles locaux et centraux faibles, et une compétition permanente entre dirigeants. En fonction de la nature de ces groupes, diverses stratégies seront plus ou moins efficaces. Ainsi, un groupe intégré sera plus fragile face à une campagne de contre-insurrection en bonne et due forme, tandis qu’un groupe d’avant-garde sera faible face à des stratégies de décapitation. Staniland montre ainsi que rechercher dans l’histoire des « recettes miracles » de contre-insurrection n’a aucun sens (à part peut-être quelques tactiques), puisqu’il s’agit avant tout de comprendre à quel type de groupe on fait face. Le FLN, en tant que groupe d’avant-garde et les Talibans en tant que groupe intégré ne sont pas sensibles aux mêmes actions, et importer les leçons de la lutte contre l’un pour combattre l’autre est un non-sens. C’est l’un des multiples exemples du mauvais usage de l’histoire dans la stratégie: sans théorie et compréhension des mécanismes des sciences sociales, l’histoire n’a aucun sens pour les études stratégiques et est plus contre-productive qu’autre chose puisqu’elle incite aux comparaisons faciles mais fallacieuses.
Outre sa classification des différents types de groupes insurgés, Staniland essaie d’expliquer en quoi les structures sociales pré-existantes au conflit influencent la forme qu’un groupe va prendre lorsque le conflit éclate. En particulier, l’auteur étudie la force des liens verticaux (c’est-à-dire les relations entre individus au sein d’un territoire délimité: patronage, famille, etc.), et des liens horizontaux (les liens entre individus au-delà d’un territoire: réunions de groupe, appartenance à une même croyance, etc.). Les interactions entre ces différents liens conditionnent fortement la nature des groupes. Une combinaison de forts liens verticaux et horizontaux mène généralement à des groupes intégrés, de forts liens verticaux et de faibles liens horizontaux mènent à des organisations régionales, de faibles liens verticaux et de forts liens horizontaux mènent à des organisations d’avant-garde et de faibles liens verticaux et horizontaux mènent à des organisations fragmentées. Enfin, après avoir étudié leur origine, l’auteur étudie les mécanismes conduisant au changement de ces groupes au cours d’un conflit: fusion entre groupes, alliances locales et extérieures, défaites sur le terrain, élimination des leaders, etc.: tous ces phénomènes influencent les mécanismes de contrôle locaux et centraux, et donc la nature des groupes, qui évolue au fil du conflit.
Pour illustrer la portée de sa classification, Staniland se livre à plusieurs études comparatives, et dispose d’un terrain impressionnant tiré de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est: Kashmir, Afghanistan, Sri Lanka, Malaisie, Vietnâm et Philippines! Mélangeant sources primaires (notamment de nombreux entretiens) et sources secondaires, le travail de terrain est réellement immense et permet d’illustrer les dynamiques décrites par l’auteur de manière très fine. On appréciera particulièrement l’honnêteté de celui-ci, qui identifie de rares cas où sa théorie ne s’applique pas complètement, ce qui ne la disqualifie pas pour autant. En effet, une théorie des sciences sociales est toujours une généralisation et donc une approximation du monde réel, qui est plus complexe: toute la difficulté est de trouver le juste curseur entre précision (et donc la spécificité de chaque cas) et généralisation/identification de dynamiques communes.
Certes, on peut trouver quelques éléments à critiquer. Par exemple, Staniland décrit les structures sociales pré-conflit et leur influence sur la constitution et l’organisation d’un groupe insurgé. Mais il n’explique jamais comment le conflit se déclenche, et si les conditions de déclenchement de celui-ci (par exemple, violences de masse) ont également une influence ou non sur la constitution du groupe. C’est peut-être en dehors de sa théorie sociale-institutionnelle, mais il aurait été opportun d’au moins discuter cet aspect. De même, Staniland distingue entre liens sociaux (horizontaux et verticaux) « forts » et « faibles », mais n’indique jamais le curseur qualitatif qui fait passer de l’une catégorie à l’autre. Autant on peut facilement imaginer les extrêmes de chaque cas (des liens verticaux « très forts » ou « très faibles » sont faciles à repérer par exemple), mais qu’en est-il des cas limites? Néanmoins, malgré ces défauts, l’ouvrage de Staniland est absolument indispensable pour toute personne travaillant sur les insurrections. Il fait partie de ces ouvrages qui redéfinissent un champ et présente une théorie de la cohésion des groupes insurgés combinant conceptualisation et excellent travail de terrain qui vient combler un vide dans la littérature académique mais sera aussi utile aux centres de doctrines militaire en leur permettant de mieux comprendre ce qu’est une insurrection.
Cet ouvrage est utilement complété par celui de Chad C. Serena, analyste à la RAND corporation et déjà auteur d’un livre sur l’évolution des forces armées américaines en Irak, qui observe la manière dont l’insurrection irakienne s’est adaptée entre 2003 et 2008, et utilise l’analyse des réseaux pour étudier les forces et les faiblesses de cette adaptation.
Serena commence ainsi par étudier ce qu’est un réseau et ses avantages (résilience, liberté d’action, transfert de connaissances) mais aussi ses faiblesses (turnover, manque de redondance, risque de conflit interne, apprentissage divers et contradictoire). Il développe ensuite un modèle d’analyse de l’évolution du réseau en termes « d’inputs » (motivations pour rejoindre le réseau, culture organisationnelle, ressources et aides extérieures) et « d’outputs » (apprentissage par les membres du réseau des bonnes pratiques, intégration des activités, commandement et contrôle). Armé de ce modèle, Serena se livre à une analyse de l’insurrection irakienne et montre que ce qui faisait originellement sa force (décentralisation et autonomie) a finit par en constituer sa faiblesse à partir du moment où les compétitions entre les divers groupes constituant l’insurrection se sont aggravées (empêchant la circulation d’informations ou éliminant certains réseaux) et que les forces américaines se sont adaptées. Enfin, Serena compare l’insurrection irakienne à l’insurrection afghane et montre comment le transfert des compétences apprises en Irak n’a pas eu l’effet escompté en Afghanistan du fait de l’organisation très différente de l’insurrection afghane par rapport à l’insurrection irakienne.
Lire Serena en complément de l’ouvrage de Staniland est un exercice salutaire. Là où Staniland fournit la théorie, Serena fournit la méthode. En effet, l’insurrection irakienne correspond à ce que Staniland appellerait des « groupes régionaux », fragiles face aux compétitions entre leaders. Serena permet d’étudier à travers son analyse des réseaux comment cette compétition entre leaders prend forme, et quels sont ses effets très concrets sur le renseignement, l’acquisition d ‘armes, la conduite des opérations par un réseau insurgé, etc. Staniland n’aborde pas l’Irak dans son ouvrage, mais l’analyse de Serena permet de montrer que sa théorie est parfaitement exportable à d’autres groupes que les organisations d’Asie du Sud qu’il étudie. En revanche, du fait de son ambition plus limitée, Serena est plus précis dans son étude de la politique interne des insurrections, et son analyse des réseaux est un outil méthodologique utile pour comprendre les conséquences tactiques et opérationnelles de la classification en quatre types de groupes opérée par Staniland. Il est remarquable que ces deux livres, parus à quelques mois d’écart chez deux éditeurs différents, s’accordent si bien et constituent ensemble un véritable progrès de notre compréhension des phénomènes de violence politique et d’insurrection, qui contribue à la fois à la recherche mais a également des conséquences opérationnelles directes. Espérons qu’ils seront largement diffusés dans les écoles de guerre, les écoles de formation initiale d’officiers et les centres de doctrine.
Une fois l’étude des insurrections finie, qu’en est-il de la réponse, la contre-insurrection? L’ouvrage de Douglas Porch, historien à l’US Naval War College, promet de mettre en pièce les « mythes » de la « nouvelle manière de faire la guerre ». Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y va pas de main morte.
Porch se livre à une analyse historique fouillée de la contre-insurrection, depuis la guerre de partisans étudiée par Clausewitz jusqu’aux opérations en Irak. L’amplitude est impressionnante: on passe des Français, aux Britanniques, aux Américains ou aux Colombiens et de la Palestine à l’Irlande du Nord, et de l’Irak à l’Algérie. La thèse de Porch est simple: la contre-insurrection est fondamentalement un projet impérialiste, un ensemble de tactiques que ses défenseurs veulent faire passer pour une stratégie, ses prétendus « succès » (comme en Malaisie par exemple) n’en sont en fait pas, et elle est intrinsèquement une entreprise violente de coercition physique, la notion de « gagner les cœurs et les esprits » n’étant que le dérivé politiquement correct du paternalisme colonial.
La thèse est osée, et comme toutes les thèses, parfaitement défendable, mais l’auteur va trop loin en faisant de la contre-insurrection la source de tous les maux militaires des deux derniers siècles. Comme l’a bien relevé David Ucko dans sa recension, Porch se contredit parfois, semble maîtriser de manière imparfaite et sélective l’historiographie sur les sujets qu’il étudie (ainsi, le chapitre sur l’Algérie utilise un maximum de cinq sources secondaires différentes), construit des « hommes de paille » rhétoriques pour appuyer son argumentation, et son ouvrage est au final plus une entreprise idéologique de destruction de la contre-insurrection qu’une analyse mesurée. A ce titre, on préférera infiniment la synthèse de qualité offerte par Stéphane Taillat.
Néanmoins, même si l’on ne peut pas suivre Porch dans toutes ses analyses, il met le doigt sur un point important, souvent négligé dans les études sur la contre-insurrection, qui est l’influence de celle-ci sur l’évolution des relations civilo-militaires. Ainsi, l’un des thèmes récurrent de l’ouvrage est l’acquisition par les militaires pratiquant la contre-insurrection d’un nombre croissant de prérogatives civiles, et au final l’implosion complète des mécanismes de contrôle et la concentration des moyens au mains des militaires. Ce que les défenseurs de la COIN, suivant Lyautey, applaudissent comme un gage d’efficacité, est en fait lourd de risques potentiels. Ces militaires, une fois de retour dans la métropole, tendent à garder le même état d’esprit de fusion des pouvoirs à leur profit et à importer la COIN contre la population de leur pays. Porch retrace cette tendance en France, mais aussi en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis sur près de 200 ans: à chaque fois, après une campagne de COIN, on a pu observer des velléités (parfois mises en œuvre comme en Irlande du Nord) d’utiliser la COIN contre sa propre population. Les militaires ont ainsi tendance à voir les civils comme intrinsèquement corrompus et aveugles face aux risques de « dégradation morale » du pays, refusent la supervision des civils et construisent une partie de la population comme potentiellement insurrectionnelle, donc devant légitimement faire l’objet de mesures coercitives, éventuellement de manière préventive. Ces dangereux délires militaristes (qui heureusement restent généralement minoritaires dans les armées) sont une constante suivant les campagnes de COIN, et il convient de s’en méfier. Ainsi, même si l’ouvrage de Porch est polémique et n’est pas la synthèse historique toujours attendue sur la contre-insurrection, il a le mérite de pointer les dangers pour les relations civilo-militaires de confier trop de responsabilités civiles à ces derniers, une constante des campagnes de COIN. Attention donc aux discours de ce type, qui ont des précédents historiques bien identifiés.
Au final, il est salutaire de voir la littérature sur les insurrections et la contre-insurrection s’enrichir de contributions importantes maintenant que les débats stratégiques se sont apaisés. Si les leçons de ces trois ouvrages sont assimilées, nous n’aurons pas complètement perdu en Irak et en Afghanistan.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)