Constructive Illusions. Misperceiving the Origins of International Cooperation

Les deux questions fondamentales de la théorie des Relations Internationales sont le conflit et la coopération. Quand, comment et pourquoi les guerres éclatent-elles? Et quand, comment et pourquoi des entités politiques décident-elles de coopérer? Dans cet ouvrage important, Eric Grynvasiki (professeur de science politique à George Washington University), pose les bases d’une compréhension bien plus précise de la coopération internationale en montrant qu’elle peut découler d’une incompréhension complète entre les parties.

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Les théories dominantes des Relations Internationales expliquent la coopération grosso modo de trois manières différentes. Pour les approches rationalistes, utilisant principalement la théorie des jeux, la coopération est possible entre acteurs rationnels en fonction du nombre de « joueurs », de l’importance des enjeux pour ceux-ci, de leur connaissance de l’importance des enjeux pour les autres joueurs et de leurs possibilités d’actions pour altérer le statu quo. Ainsi, en fonction des différentes combinaisons possibles entre ces variables, une interaction peut conduire à la coopération ou au conflit. On remarque que dans la plupart de ces approches, la connaissance des préférences de l’autre peut faciliter la coopération. Le « jeu » le plus simple et le plus célèbre, le dilemme du prisonnier, est fondé sur le fait que chaque prisonnier ne dispose pas de l’information relative au comportement de l’autre prisonnier. Les libéraux avancent ainsi que les institutions internationales réduisent les coûts d’accès à l’information, et permettent donc d’avoir une meilleure connaissance des intentions et des préférences des autres acteurs. Enfin, les constructivistes expliquent que l’intersubjectivité, la compréhension partagée d’un problème et la création d’un sens commun entre entités politiques facilite la coopération. Ainsi, comme l’avançait Robert Jervis en son temps, la bonne compréhension mutuelle entre entités politiques est source de coopération, et l’incompréhension ou la mauvaise perception des intentions des autres est source de conflits. Le consensus général est donc que plus les entités politiques se comprennent mutuellement, plus la coopération est probable.

Grynvasiki n’avance pas que cette dynamique est fondamentalement fausse, il montre en revanche qu’elle est loin d’être toujours vraie. Ainsi, selon lui, le développement de ce qu’il appelle des false intersubjective believes (FIBs) peut conduire à la coopération. C’est le cas quand des acteurs pensent qu’ils sont d’accords sur le sens à accorder à leurs actions, mais qu’ils ne le sont pas. L’analogie avec le dîner romantique permet de mieux faire comprendre l’idée. Si l’un des acteurs pense qu’il s’agit d’un dîner romantique, et que l’autre pense qu’il s’agit d’un dîner avec un(e) bon(ne) ami(e), il est tout à fait possible que les deux passent une excellente soirée en se méprenant complètement sur le sens que l’autre accorde au moment, jusqu’à ce que le comportement de l’un des partenaires soit en contradiction avec la compréhension de la situation de l’autre (ce qui génère des moments gênants). Grynvasiki avance ainsi que la sphère internationale étant peuplée d’acteurs aux origines culturelles et sociales très variées, les opportunités de développer ces FIBs sont nombreuses, mais que l’incompréhension n’est pas forcément une barrière à la coopération, comme le veut le sens commun.

Pour appuyer son idée, l’auteur se livre à une étude détaillée de ce moment de la Guerre Froide qualifié de « détente ». Tous les historiens, et la plupart des politistes, attribuent à la détente à une meilleure compréhension mutuelle entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Grynvasiki choisit ce cas, justement car il est paradigmatique: s’il arrive à démontrer que le moment emblématique semblant justifier la théorie « meilleure compréhension=coopération accrue » est faux, il faut donc remettre fortement en cause notre idée dominante. Méthodologiquement, on appelle cette approche l’étude d’un most critical case, ce que Grynvasiki nomme plaisamment la règle du « Frank Sinatra Inversé »: if I can’t make it there, I can’t make it anywhere.

L’argument est le suivant. L’obtention par l’URSS de la parité stratégique (en termes de capacités militaires) au début des années 1970 change la règle du jeu entre Washington et Moscou, un fait reconnu par les deux parties. Néanmoins, la règle du nouveau jeu entre les superpuissances est comprise de manière complètement différente. Pour les Etats-Unis, l’obtention de la parité stratégique par l’URSS ne signifiait pas que la compétition pour la suprématie politique s’arrêtait. De ce fait, il était tout à fait normal dans les pratiques diplomatiques d’exploiter  une situation spécifique pour faire pression sur un autre thème (issue linkage), et l’influence de Moscou dans le Tiers-Monde devait toujours être combattue. Pour Moscou, la parité stratégique signifiait enfin la parité politique, et le Politburo s‘attendait à être pris au sérieux par la Maison-Blanche et traité comme un égal. Les Soviétiques refusaient donc le Issue Linkage et les menaces à peine voilées accompagnant cette pratique diplomatique, et considéraient comme normal d’étendre leur influence dans le Tiers-Monde.

Grynvasiki montre que malgré cette incompréhension mutuelle profonde, les Américains et les Soviétiques étaient intimement persuadés d’être compris par leur adversaire, et que la règle du jeu était la même pour les deux. L’auteur a conduit un travail archivistique remarquable, documentant la manière dont des évènements aussi importants que la signature de l’Accord sur les Principes Fondamentaux de 1972, la guerre du Kippour ou la signature du traité ABM ont été interprétés de manière radicalement différentes par Moscou et Washington, sans que cela n’entrave la coopération durant la Détente. Grâce à des données riches (archives inexploitées) et une méthodologie impeccable (combinaison de process-tracing et d’analyse contre-factuelle pour établir des relations de causalité), il montre que, contrairement à l’interprétation commune, la détente a eu lieu grâce à ces compréhensions mutuelles faussées; et que la fin de la Détente est due à la réalisation par les Russes et les Américains qu’ils ne jouaient pas avec la même compréhension des règles.

L’ouvrage est important car, outre l’interprétation nouvelle de la Détente, il pose les bases théoriques d’un programme de recherches passionnant sur les incompréhensions comme source de coopération. Il force à reposer à nouveaux frais des questions contemporaines, par exemple celle des relations entre l’Occident et l’Iran ou la Corée du Nord: sommes-nous incapables de coopérer car nous ne nous comprenons pas, ou au contraire car nous nous comprenons trop bien? Il pose aussi en creux la question de la nature du métier diplomatique: les diplomates sont-ils plus utiles quand ils comprennent les intentions et les préférences de leurs partenaires, ou quand ils se trompent complètement? Et doivent-ils alors être des analystes, ou seulement des professionnels de la négociation?

Olivier Schmitt (Center for War Studies)

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