Weapons of Mass Migration. Forced Displacement, Coercion and Foreign Policy

Les études sur les migrations se focalisent souvent sur le sort des réfugiés, les difficultés de leur trajectoires individuelles ou les barrières érigées par les pays d’accueil afin de limiter le nombre de migrants légaux ou illégaux sur leurs territoires. Dans ce livre passionnant, Kelly Greenhill inverse la perspective et montre comment les Etats « fournisseurs » de migrants peuvent les utiliser comme outil de politique étrangère en instrumentalisant la misère humaine. Greenhill se focalise donc sur les flux de migration délibérément manipulés afin d’obtenir des concessions politiques, militaires, et/ou économiques de la part des Etats cibles. Elle étudie donc trois aspects de la question: ces migrations instrumentalisées sont-elles nombreuses, sont-elles efficaces et, si oui, quelles sont les conditions de leur efficacité?

Greenhill étudie deux mécanismes par lesquels les Etats « fournisseurs » peuvent imposer des coûts aux Etats-cibles. Le premier moyen est à travers le nombre de migrants, dont la quantité peut simplement dépasser les capacités de l’Etat d’accueil. Le but est donc de saturer les capacités d’un Etat cible afin d’obtenir de lui des concessions. Le second mécanisme est plus subtil, et consiste pour l’Etat fournisseur à volontairement briser les normes internationales régulant les migrations afin de contraindre les Etats respectant ces normes à céder à ses revendications. L’efficacité de ce mécanisme est intrinsèquement liée au respect que l’Etat cible accorde aux valeurs libérales. A ce titre, les démocraties sont des cibles faciles car elles souffrent de « coûts d’hypocrisie », c’est à dire les coûts engendrés par l’écart entre le respect professé pour des normes libérales (respect des droits de l’homme, etc.) et la pratique réelle de ces normes. Les Etats ayant assuré qu’ils protégeraient les migrants victimes de violence dans leur Etat d’origine mais décidant d’expulser des réfugiés dont ils estiment qu’ils sont une source de problèmes potentiels (à cause des réactions sociétales, des débats politiques ou des coûts économiques de leur présence) courent le risque d’être taxés d’hypocrisie par une partie de leur population, ce qui peut entraîner des conséquences politiques négatives pour les gouvernements. C’est exactement cette contradiction entre les discours et les actes des démocraties libérales que les Etats « fournisseurs » cherchent à exploiter. Cette analyse révèle comment la contradiction entre les valeurs des démocraties libérales (en particulier leur attachement aux droits de l’homme) et les mécanismes fondamentalement conflictuels de la prise de décision dans le cadre même du pluralisme politique rend les démocraties vulnérables à l’instrumentalisation de leurs valeurs par des acteurs extérieurs.

Greenhill identifie 56 cas de « migration coercitive » entre 1956 et 2006, dont les trois quarts ont été au moins partiellement couronnés de succès. Elle étudie en détails quatre cas: les migrants Cubains dans les crises de 1965, 1980 et 1994; les menaces de Milosevic durant la crise du Kosovo en 1999; la crise des boatpeople haitiens et la décision de Clinton d’envahir l’île en 1994 et les nombreuses tentatives du gouvernement nord-coréen d’instrumentaliser les migrations pour obtenir des concessions de la Corée du Sud ou de la Chine. Les études de cas sont particulièrement bien menées, et permettent d’illustrer les mécanismes identifiés par Greenhill, notamment les « coûts d’hypocrisie ».

Au final, il s’agit d’un excellent ouvrage, qui permet de mieux comprendre les dynamiques de la coercition non-militaire, tout en mettant en lumière une pratique odieuse, mais réelle, des relations internationale. La qualité de la méthode et de l’analyse est une preuve de la richesse de l’apport de la science politique à l’étude des phénomènes stratégique et, si l’on peut certainement regretter que les recommandations faites par l’auteur pour contrer le phénomène soient limitées, il s’agit clairement d’un ouvrage de référence ouvrant de nombreux chantiers de recherche.

Olivier Schmitt

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