Lorsque j’aborde la stratégie nucléaire en cours, je demande régulièrement à mes étudiants de Sciences Po s’ils estiment crédible la possibilité d’un échange nucléaire dans les 20 prochaines années. La réponse est généralement un « non » franc et massif (la dernière expérience atteignant même les 100% de « non »). La même question posée à des étudiants du même âge en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis donne systématiquement entre 65 et 85% de « oui ». Outre que cela révèle l’imprégnation dans le public français d’une certaine idée de la dissuasion par rapport à nos grands alliés, il est surtout intéressant de se pencher dans ce cas sur les modalités d’une guerre nucléaire au XXI° siècle. C’est ce que fait cet ouvrage collectif, auquel on souhaite une large diffusion et qui doit être lu par toute personne intéressée par les questions nucléaires, mais peut-être surtout (comme le souhaite Thomas Schelling dans la préface) par les décideurs militaires et politiques.
Comme son titre l’indique, l’ouvrage explore les possibilités d’une guerre nucléaire « limitée » au XXI° siècle, c’est à dire l’usage d’une arme nucléaire n’impliquant pas la destruction des centres politiques de l’Etat visé. Les auteurs partent du constat que le paysage nucléaire est en évolution du fait de la prolifération, et que contrairement à la Guerre Froide où l’ennemi possédait un nombre comparable d’armes et une capacité de destruction totale des Etats-Unis, les Etats proliférants possèdent un nombre limité d’armes nucléaires et ne posent donc pas une menace existentielle pour Washington. En revanche, l’immense supériorité conventionnelle des forces américaines peut poser une menace existentielle pour ces pays, qui pourraient donc décider d’utiliser une arme nucléaire pour contrebalancer l’avantage conventionnel américain et protéger leur existence. Paradoxalement, l’usage d’armes nucléaires est plus probable maintenant que durant la Guerre Froide, du fait des dynamiques de dissuasion différentes.
La première partie de l’ouvrage est à la fois théorique et historique. Elle revient sur les notions de guerre limitée (et notamment la tentation pour les deux parties à escalader en cas d’attaque) et d’escalade (verticale: en augmentant le volume de feu utilisé; et horizontale: l’ouverture d’autres fronts), et propose une relecture de l’évolution de la doctrine nucléaire américaine en trois chapitres synthétiques et didactiques.
Mais le cœur de l’ouvrage est constitué par la deuxième partie, qui évoque les possibilités d’une guerre nucléaire limitée. Le premier chapitre de cette partie commence par un tour d’horizon du paysage nucléaire actuel, et notamment les doctrines nucléaires des pays dotés. L’auteur montre que les doctrines actuelles russes, chinoises, pakistanaises et indiennes comportent le risque d’utiliser l’arme nucléaire de manière limitée dans un conflit, et que ce que l’on sait du programme nord-coréen n’incite pas non plus à l’optimisme. La même question se pose si l’Iran acquiert la bombe: le nombre limité d’ogives disponibles (et l’impossibilité de menacer l’existence même d’une puissance ennemie comme les Etats-Unis) augmente les incitations à utiliser l’arme nucléaire afin d’annuler les avantages conventionnels en cas de conflit. Le chapitre suivant, écrit par Tom Mahnken, détaille différents scenarii d’utilisation d’une arme atomique en évoquant cinq possibilités: une utilisation à fin de démonstration de capacité, une utilisation afin de couvrir d’autres comportements risqués, une utilisation à des fins incapacitantes (EMPs), une utilisation afin de prévenir une défaite militaire lors d’une campagne conventionnelle et une utilisation lors de l’effondrement d’un Etat nucléarisé. A chaque fois, Mahnken illustre ces hypothèses par des scenarii plausibles impliquant l’Iran, la Corée du Nord, le Pakistan, l’Inde ou la Chine, et il montre les dilemmes qui se poseraient aux Etats-Unis en termes de maintien de leur propre dissuasion et de réassurance de leurs alliés. Le chapitre suivant pose la question de l’érosion d’un « tabou nucléaire » et arrive à des conclusions similaires à celles de T.V. Paul, tandis que le dernier chapitre, plus théorique, réexamine les concepts de dissuasion, de gestion de crise et de fin des guerres en montrant qu’ils doivent être repensés en fonction de l’évolution du paysage nucléaire international. Cette deuxième partie justifie à elle seule l’achat de l’ouvrage, tant les chapitres impressionnent par leur rigueur analytique et par l’importance des conclusions tirées de leurs analyses. La guerre nucléaire, certes limitée, n’est plus cette « guerre improbable », mais nécessite au contraire de s’y préparer.
C’est justement le rôle de la troisième partie, dont un chapitre examine l’état de l’arsenal nucléaire américain et son adéquation avec les besoins d’une guerre nucléaire limitée (très utile pour découvrir la préparation opérationnelle pour ce type d’opérations et la structure des forces nucléaire américaines ainsi que leur degré de préparation), tandis que le chapitre suivant examine comment la culture stratégique américaine s’accommoderait de la conduite d’une telle guerre. Toute cette partie est donc centrée sur les Etats-Unis et s’adresse donc aux décideurs américains ou aux universitaires intéressés par la politique de défense américaine.
Au final, l’ouvrage impressionne par le mélange réussi de théorie stratégique et de préoccupations de planification opérationnelle, illustrant bien le fait que la réussite de la seconde dépend d’une bonne maîtrise de la première, contrairement à ce que les tenants d’une opposition absurde théorie/pratique voudraient faire croire. Certes, le livre s’adresse à des Américains, et tous les chapitres ne sont pas directement utiles. Mais par les questions qu’il pose et par sa démonstration que les conditions structurelles pour une utilisation limitée des armes nucléaires sont réunies, il incite à la réflexion pour les milieux stratégiques d’un pays comme la France, dont la posture de dissuasion sera forcément profondément impactée par les dynamiques décrites dans cet ouvrage.
Olivier Schmitt (Center for War Studies)