Un aspect frappant de « l’affaire Snowden » — et des révélations multiples sur l’étendue des capacités et l’ampleur de la surveillance menée par les Etats-Unis au travers de la National Security Agency (NSA) — est le décalage entre la profusion des « scoops » plus ou moins compromettants pour les Américains et leurs partenaires, des commentaires prétendument autorisés et des jugements d’opinion de toutes sortes d’une part, et d’autre part l’absence singulière d’analyses de fond et plus encore de sources fiables et exploitables sur le sujet. Le temps de la réflexion académique est nécessairement plus long que celui des médias et que celui des activistes. Il est donc assez compréhensible que les études universitaires sur l’évolution de la surveillance menée par la NSA soient encore à venir. On note un regain d’intérêt pour la problématique de la surveillance électronique, et quelques articles dans les revues spécialisées, mais pour l’instant celui qui souhaite se faire une idée raisonnée sur cette question complexe doit se contenter d’enquêtes, de mémoires et de quelques discours et témoignages d’officiels devant le Congrès, qu’il pourra au mieux considérer comme des sources primaires. Citons l’enquête de Luke Harding, du Guardian (dont l’équipe US a reçu le Pulitzer 2014 pour la diffusion des révélations issues des disques dur d’Edward Snowden) The Snowden Files: The Inside Story of the World’s Most Wanted Man, que personnellement nous préférons au touffu Nulle part où se cacher de Glenn Greenwald, qui mélange allègrement plusieurs registres de discours pour s’achever dans une pure posture militante.
Dans ce contexte, le rapport « Liberté et sécurité dans un monde changeant », publié aux presses de Princeton par un groupe d’experts mandaté par la Maison Blanche le 27 aout 2013, est un des rares ouvrages à permettre de restituer une perspective institutionnelle, « officielle » et, accessoirement, documentée. Le NSA Report repose en effet sur le traitement de documents officiels et sur l’audition de plusieurs dizaines d’institutions et d’acteurs engagés dans le dispositif de surveillance technologique américain, comme des acteurs privés du web (Apple, Facebook, AT&T, etc.) et même les défenseurs des libertés civiles, jusqu’au Parlement Européen (Appendice F, page 213).
Un mot sur les auteurs du rapport. Le panel mandaté par Barack Obama, non pas tant « bipartisan » que « non-partisan », est composé de deux anciens hauts responsables de la sécurité nationale américaine. Richard Clarke fut nommé par Bill Clinton à la tête de la sécurité intérieure avant le 11 septembre et fut maintenu dans ses fonctions par George Bush pendant son premier mandat. Il fut l’un des artisans de l’émergence de la Homeland Security américaine. Michael Morrell fut nommé dans le panel juste après avoir démissionné de son poste de Directeur adjoint de la CIA (il est aussi celui qui fut chargé de briefer personnellement George W. Bush tout au long du jour du 11 septembre 2001). Avec eux, trois universitaires : Geoffrey Stone, de University of Chicago, spécialiste des libertés fondamentales et notamment en relation avec la sécurité nationale ; Cass Sunstein, de Harvard, constitutionnaliste qui a aussi servi dans le gouvernement Obama ; et enfin Peter Swire, professeur de « Law and Ethics » à Georgia Tech. Ensemble ils analysent les dimensions technologiques, organisationnelles et politiques de la surveillance menée par la NSA et proposent une série de recommandations pour réformer le renseignement technologique américain.
Le lecteur pressé pourra se reporter aux 26 premières pages placées en avant du rapport lui-même et comprenant un résumé puis la liste des 46 recommandations préconisées pas le panel (pp. xv-xli). Un point saillant mis en avant dès les toutes premières pages est de réintégrer les libertés fondamentales comme éléments de la sécurité pour les citoyens américains : liberté et sécurité ne s’opposent pas dans une dualité pouvant être équilibrée, précisent les auteurs (pp. xvi-xvii), et il convient bien plutôt de rappeler que le rôle du Gouvernement est de garantir la « sécurité de la liberté » individuelle et collective.
Il est impossible de résumer en quelques mots les 46 recommandations qui structurent l’ouvrage (que vous pouvez consulter dans le document ici aux pages 24-42). Celles-ci sont regroupées en six chapitres qui abordent successivement : 1/ la réforme du système des National Security Letters, ces autorisations de mises sur écoute les citoyens américains ; 2/ la surveillance du reste du monde (préconisant que autant que possible les pratiques de surveillance à l’étranger respectent les principes prévalant sur le territoire américain) ; 3/ les techniques de recueil du renseignement ; 4/ les réformes de structure (préciser les usages civils ou militaires des mêmes technologies, faire valider la nomination du Directeur de la NSA par le Sénat, renforcer les organes de contrôle interne du respect des libertés civiles) ; 5/ comment la surveillance planétaire impacte et est impactée par la « globalisation » des échanges et des communications ; et enfin 6/ comment le gouvernement devrait renforcer la sécurité de son dispositif y compris pour que de nouvelles « affaires snowden » ne se reproduisent.
L’ouvrage semblera sans doute austère et trop technique pour celui qui souhaite simplement comprendre le débat public qui se déploie autour de la NSA et de son évolution future. Sa lecture est en revanche indispensable pour celui qui s’efforcera de sérieusement comprendre les enjeux de la réforme institutionnelle et des choix technologiques qui affectent ce secteur sensible de la sécurité nationale américaine depuis fin 2013.
Ce rapport n’a pas été littéralement appliqué, manifestement. Par exemple les auteurs en appellent (recommandation n° 27) à la création d’un Civil Liberties and Privacy Protection Board en remplacement de l’actuel Privacy and Civil Liberties Oversight Board (PCLOB), ce qui n’est manifestement pas à l’ordre du jour. Mais le rapport éclaire sans aucun doute la création du Civil Liberties and Privacy Office au sein même de la NSA, que dirige Rebecca J. Richards depuis février 2014, et qui travaille en relation étroite avec le PCLOB ou le ODNI Civil Liberties and Privacy Office. Le rapport ne dit rien de la base secrète à Bluffdale qui abrite le « Utah data-center » d’un nouveau genre et qui a attiré l’ire de toutes les associations de défense des libertés civiles, de l’Electronic Frontier Foundation et de Greenpeace. Le rapport ne dit rien non plus du mouvement, souvent jugé « agressif » d’avoir placé la même personne (d’abord le Général Keith Alexander puis depuis mars 2014 par l’Amiral l’amiral Michael S. Rogers) à la tête de la NSA, du Central Security Service (le service qui coordonne l’action de la NSA avec l’ensemble des forces armées américaines) et du plus récent USCYBERCOM, authentique commandement pour les futures « cyberguerres ».
Loin d’être un instrument pour décrire l’histoire qui se déploie sous nos yeux, ce rapport est un outil précieux pour en comprendre les ressorts.
Olivier Chopin (Sciences Po/EHESS)