The Culture of Military Organizations

Cet ouvrage collectif paru en 2019 sous la direction des célèbres historiens militaires Peter Mansoor et Williamson Murray s’attache à étudier l’importance du facteur culturel pour le fonctionnement des organisations militaires.

Disons-le tout de suite, cet ouvrage est une déception, du fait de problèmes conceptuels majeurs liés à une méconnaissance de la large littérature scientifique sur le sujet.

L’un des co-éditeurs de l’ouvrage, Williamson Murray, s’était malheureusement illustré dans ses travaux récents par une tendance à se saisir d’un thème à la mode, et en tirer des livres réussissant l’exploit de ne citer aucune des recherches contemporaines sur le sujet : son livre sur l’adaptation militaire et sur les alliances sont de bons exemples de ce phénomène. Malheureusement, ce dernier livre sur la culture des organisations militaires tombe dans le même travers, et la tentative de réinventer la roue est un échec.

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Dans leur introduction, les éditeurs de l’ouvrage avancent que « the intention of this volume, then, is to revise and expand the discussion of military effectiveness by focusing on the role played by organizational and strategic culture in its development » (p. 3). Il est vrai que Murray, il y a plus de 30 ans, avait co-dirigé une série d’ouvrages sur l’efficacité militaire qui étaient novateurs pour l’époque mais sont aujourd’hui datés. Or, le point de départ des éditeurs consistant à dire que l’ouvrage de 2019 sur la culture dans les organisations militaires vise à combler le manque des livres de 1988 (immodestement décrit comme « les meilleurs du genre ») oublie de manière assez commode une immense quantité de travaux faisant le lien entre culture et efficacité militaire. On peut, parmi de nombreux exemples, citer l’article « world culture and military power » (2005), l’ouvrage collectif Creating Military Power qui comprend plusieurs chapitres sur le sujet, l’ouvrage The Dictator’s Army, l’article « Military Cultures and Force Employment in Peace Operations » (2017), etc. Il est d’ailleurs révélateur que les seules références des auteurs de l’introduction s’arrêtent aux années 1990, comme si rien ne s’était passé entretemps. De ce fait, le volume n’apporte strictement rien à ce qui est déjà connu des liens entre culture et efficacité militaire, et constitue même largement une régression.

En effet, les éditeurs semblent clairement considérer la « culture » comme une variable indépendante, c’est-à-dire ayant un pouvoir causal spécifique isolable d’autres variables. En somme, ils adoptent la position d’Alastair Ian Johnson dans ses travaux sur la culture stratégique (1995), et ignorent complètement les critiques de cette position qui considèrent la culture comme un contexte (et pas comme une variable), montrent que les décideurs sont réflexifs sur leur propre « culture » et peuvent choisir de l’instrumentaliser, tentent de complexifier la compréhension de la « culture » et de mieux comprendre la manière dont elle influe sur le comportement. Au final, faute de réflexion sérieuse et approfondie sur le concept, les auteurs tombent joyeusement dans le piège du culturalisme et des clichés, parlant par exemple du « caractère suspicieux et (de) la mentalité expansionniste des Russes » (p. 10).

Les deux premiers chapitres de l’ouvrage sont censés offrir un cadre théorique : le premier traite de la culture organisationnelle des organisations militaires, et le second de la culture stratégique.

Le premier chapitre tente d’adapter les indicateurs du projet GLOBE aux organisations militaires afin de dresser une liste de critères permettant d’évaluer et de comprendre la culture de ces organisations. Malheureusement, le chapitre n’évite pas l’écueil dénoncé par Stuart Griffin dans son évaluation de la littérature sur le changement militaire, à savoir la tendance à importer un vocabulaire et des concepts issus des sciences de gestion sans en comprendre les présupposés épistémologiques et sans que ces concepts prennent bien en compte la spécificité des organisations militaires. Pourtant, la sociologie militaire a déjà très largement traité la question de la culture organisationnelle militaire et il est très surprenant de ne pas voir ces travaux mobilisés.

Le second chapitre traite de culture stratégique, mais là encore sans être à jour de la littérature, et paraît donc issu des années 1990. Il n’offre donc aucun intérêt, si ce n’est de permettre à son auteur, David Kilcullen, de raconter des anecdotes issues de sa carrière.

Dans leur introduction, les éditeurs de l’ouvrage annoncent que la culture stratégique prime sur la culture organisationnelle. Cela paraîtrait de bon sens, mais les deux chapitres n’expliquent pas comment cette hiérarchie s’opère ou quels sont les liens entre les différents « niveaux » d’expression de la culture (comment explique-t-on le mieux le comportement d’une unité de parachutiste en Afghanistan : par leur culture stratégique nationale, leur culture d’armée ou leur culture d’unité ?). De plus, ils ont tendance à employer le terme « culture » de manière très extensive, y compris pour décrire des comportements qui ressemblent plus à une réaction face à des incitations institutionnelles qu’à une « culture » quelconque. C’est pour cela que la littérature en sciences de gestion préfère désormais parler de « pratiques », « processus » ou « routines » plutôt que de culture, suivis en cela par les travaux les plus récents en sociologie militaire.

Du fait des énormes problèmes conceptuels posés par l’introduction et les deux chapitres théoriques, les chapitres empiriques ne peuvent que décevoir. Tout d’abord, sur seize études de cas, seules deux mobilisent explicitement le cadre théorique (certes problématique) proposé par le livre : le chapitre de Gil-Li Vardi sur l’armée de terre israélienne et celui de Robert Farley sur l’USAF. Les autres adoptent chacun leur propre définition de la « culture », ce qui de facto rend les chapitres très disparates : par exemple, celui de Mark Grimsley sur l’armée de Virginie en 1862-1965 parle en fait des relations entre officiers supérieurs ; celui de Jorit Wintjes sur l’armée allemande entre 1871 et 1945 est un résumé du développement de la pensée stratégique ; et celui de Richard Sinnreich sur l’armée victorienne est en fait une étude de l’éducation militaire britannique. En soi, cela n’est pas inintéressant, mais on voit bien que le manque de définition de la « culture » permet à chaque auteur de traiter de thèmes très différents, ce qui empêche toute comparaison systématique.

De plus, alors que le but avoué de l’ouvrage est de faire le lien entre « culture » et efficacité militaire, une poignée seulement de chapitres tentent explicitement de conduire cette analyse : le chapitre de Murray sur l’armée britannique de 1914 à 1945, celui de Pennington sur l’armée rouge entre 1917 et 1945, celui de Williamson sur la Royal Navy entre 1900 et 1945 et, encore une fois, celui de Farley. Au final, la plupart des chapitres parlent en fait de l’importance de la « culture » (quelle qu’en soit la définition) pour le changement (ou non) des armées, mais laissent de côté le lien avec l’efficacité.

Ainsi, ce livre ne remplit pas ses (ambitieuses) promesses du fait de ce qui ressemble fort à une volonté délibérée de la part d’historiens militaires de ne surtout pas regarder ce qui se fait dans les disciplines connexes, en particulier en sociologie militaire et en science politique. Les chapitres empiriques sont souvent intéressants en soi, mais n’aident en rien à répondre à la problématique générale de l’ouvrage. Au final, alors que l’ambition des auteurs est de « draw out the insights of history to enable military leaders and policy makers in the present to understand the cultural contexts in which their organizations function », l’ouvrage est plutôt contreproductif : du fait de son médiocre cadre conceptuel, il a tendance à renforcer les préjugés culturalistes qu’à donner des outils de compréhension du fonctionnement des organisations militaires.

Olivier Schmitt, Center for War Studies, SDU (membre du Conseil scientifique de l’AEGES)

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