Dans son ouvrage de 2001 paru avant le 11 septembre, Reshaping National Intelligence for an Age of Information[1], Gregory Treverton appelait à des changements dans l’organisation de l’appareil de renseignement américain dans un contexte de mondialisation. Il « prophétisait » également que seuls deux événements majeurs seraient en mesure d’impulser ces changements : « une attaque terroriste majeure contre les Etats-Unis et une crise économique mondiale », p.7. Son ouvrage suivant, Intelligence for an Age of Terror reprend ces précédentes recommandations à la lumière du 11 septembre.
Membre du comité Church (1975), du National Security Council (NSC) et vice président du National Intelligence Council (NIC) où il rendait compte au Director of Central Intelligence (DCI, avant la réforme de 2004 ce poste était occupé par le directeur de la CIA), il fut également membre de la Rand Corporation, consultant pour le FBI sur le cas de Robert Hanssen[3] ainsi que de commissions du Congrès concernant l’établissement d’un agence de renseignement intérieure indépendante du FBI. Au moment de l’écriture du livre il était directeur du centre Global Risk and Security à la Rand Corporation.
Gregory Treverton décrit l’appareil de sécurité américain hérité de la guerre froide et dessine, compte tenu de la reconfiguration des menaces stratégiques contemporaines, l’architecture des services de renseignement pour l’avenir. Il oppose l’organisation de guerre froide au contexte contemporain qu’il nomme « âge de la terreur ». Le livre se compose de 9 chapitres : 1. Introduction, 2. The Changed Target, 3. The Cold War Legacy, 4. The Imperative of Change, 5. The Agenda Ahead, 6. The Special Challenge of Analysis, 7. Many Customers, Too Many Secrets, 8. Covert Action : Forward the Past ?, 9. Rebuilding the Social Contract.
L’un des principaux arguments du livre est que les services de renseignement n’étaient pas prêts pour comprendre la nature de la menace qui s’est réalisée le 11 septembre. Evènement après lequel « le travail du renseignement a changé fondamentalement ». Il considère que la réforme engagée après 2004 grâce aux rapports des commissions sénatoriales sur le 11 septembre et les armes de destruction massives ne sont qu’un commencement. Les neufs chapitres du livres examinent une série de changements nécessaires dans l’appareil de sécurité américain pour affronter la nature de la menace islamiste terroriste. Pour commencer, il faut réformer l’appareil de sécurité hérité de la guerre froide dans lequel la collection et l’analyse sont organisées « en silos » par les agences (CIA, NSA, DIA…). Ce qu’il nomme « the tyranny of ‘stovepipes’ ». Pour Treverton, la nature de la menace impose que soit décloisonné ce système et que l’organisation se fasse par « problèmes » et non plus par agences.
L’organisation de guerre froide empêchait la coopération entre les agences dans une logique de contre-espionnage. Aussi, la séparation stricte héritée de la culture politique américaine entre law enforcement et l’espionnage (on parle d’un mur et d’une séparation stricte) est à réformer dans la nouvelle configuration des menaces contemporaines. « If the boundaries served the democratic nations tolerably well during the Cold War – in particular, by safeguarding the privacy of citizens – they set up those nations to fail in an age of terror. Terrorists respected none of those boundaries. They were not ‘over there’ – they were both there and here, with the precise configurations changing and unpredictable », p.30. Treverton relate en anecdote les rencontres entre représentants de la CIA et du FBI où les premier ne savent pas ce qu’il ont besoin de savoir (need to know) sur le travail domestique du FBI, quand par miroir les seconds ne savent pas ce qu’ils ont besoin de savoir sur l’action de la CIA à l’étranger.
La différence dans la nature des menaces entre la guerre froide et « l’ère de la terreur » est résumée dans le tableau suivant :
Old : Cold War | New : Era of Terror | |
Target | States, primarly the Soviet Union | Transnational actors, also some States |
Objects of Scrutiny | Mostly big, rich and central | Many small, even simple individuals, and peripheral |
« Story » about Target |
Story : states are geographic, hierarchical, bureaucratic | Not much story : non states come in many sizes and shape |
Location of targets | Mostly « over there », abroad | Abroad and at home |
« Boundedness » |
Relatively bounded : Soviet Union ponderous | Much less bounded : terrorist patient but new groups and attack modes |
Interaction with Target |
Relatively little : Soviet Union would do what it would do. | Intense : terrorist as the ultimate asymmetric threat |
Form of intelligence product | « Answer » for puzzles ; best estimates with excursions for mysteries | Perhaps « sensemaking » for complexities. |
Primacy of Intelligence | Important, not primary : deterrence not intelligence-rich | Primary : prevention depends on intelligence |
Consumers |
Limited in number : primary federal, poliical military officials | Enormous numbers in principle : including state, local and private |
Information |
Too little : dominated by secret sources | Too much ; broader range of sources, although secret still matter |
Il plaide également pour un renforcement des pouvoirs du Director of National Intelligence (DNI)[4] et pour le non établissement d’une agence de renseignement intérieur. Est également traité le problème de l’analyse et des analystes en établissant le même constat que la majorité de la littérature des Intelligence Studies (IS) depuis 2001. Le problème n’est plus comme pendant la guerre froide de trop peu mais d’un trop plein d’informations, dans un contexte de passage du « need to know » (organisation en silos : collection – analyse – agence) au « need to share » (organisation par problèmes). Ainsi Treverton considère-t-il qu’au delà de l’organisation de l’appareil de renseignement, un regard neuf sur l’analyse peut être apporté justement par ceux qui auparavant n’avaient pas de « need to know ».
La question du producer-consumer nexus (problématique classique des IS qui expose la question des relations entre les services de renseignement qui produisent l’analyse et les décideurs politique qui les ‘consomment’) est abordée notamment à travers la multiplication des consommateurs, ce qu’il appelle les « policy tribes ». Le débat sécurité-liberté (security-liberty trade-off) est abordé dans le chapitre final « Rebuilding the Social Contract » autour des questions éthiques et de légitimité des services de renseignement en démocratie. La torture, les programmes de transferts de prisonnier et les covert actions façonnent selon Treverton l’imaginaire du renseignement contemporain ; ce qu’il nomme les « epiteths of intelligence ». Il convoque l’expérience de la Grande Bretagne pour soutenir une réforme du contrôle de la communauté du renseignement, débat qui se traduit dans la littérature et dans la pratique par les thèmes de la tranparency, de l’accountability et de l’oversight.
Intelligence for an Age of Terror propose un excellent panorama de la réforme du renseignement américain post -11 septembre en parallèle d’une exposition rigoureuse de la nature des menaces stratégiques contemporaines, notamment le terrorisme. Cette double exposition a le mérite de montrer que les réformes sont entreprises dans l’objectif d’une adaptation optimale à la nature des menaces contemporaines.
L’originalité du livre repose enfin sur sa définition du renseignement[5] : « Intelligence ultimately is storytelling. It is helping policy makers build or adjust stories in light of new or additional information or arguments » p.4. Le storytelling de guerre froide reposait sur une vision géographique, hiérarchisée et bureaucratique des menaces (Etats) et que, au fond : « Soviet Union would do what it would do ». Il n’y a pas de storytelling comparable dans l’« age of terror », d’où son appel à un décloisonnement de l’analyse et au renforcement de la coopération domestique inter-agences. Intelligence for an Age of Terror est un livre incontournable pour la compréhension des problématiques et des réformes du renseignement contemporain.
Benjamin Oudet. Sciences Po
[1] Gregory Treverton, Reshaping National Intelligence for an Age of Information, Cambridge University Press, 2001. http://www.cambridge.org/fr/academic
[2] Intelligence for an Age of Terror
[3] Robert Hanssen entra comme agent spécial au FBI en 1976. Il fut condamné à la prison à vie en 2001 pour espionnage pour le compte de l’URSS puis de la Russie depuis la fin des années 1970.
[4] Le poste de Director of National Intelligence (DNI) fut créé en 2004 à la suite de l’Intelligence Reform and Terrorism Protection Act (IRTPA) signé par George W. Bush et reprenait certaines des recommandations proposées par la commission sur le 11 septembre. Le DNI a été investi de trois missions : 1) Il sert de conseiller principal au Président et à son équipe sur les questions de renseignement intéressants la sécurité nationale. Poste avant occupé par le directeur de la CIA. 2) Il coordonne l’action des 16 agences de la communauté du renseignement américaine. 3) Il est responsable de la formulation et de la mise en place du National Intelligence Program. Pour plus de détails sur le rôle du DNI voir Loch K. Johnson (2015) « A Conversation with James R. Clapper, Jr., The Director Of National Intelligence in the United States », Intelligence and National Security, 30:1, 1-25
[5] Il n’existe pas de définition consensuelle du renseignement au sein des Intelligence Studies Anglo-Américaines et chaque pays, chaque agence a une certaine idée de ce que doit être le renseignement et sa finalité. C’est l’objet de l’article de Michael Warner dans son article de 2002, « Wanted : A definition of Intelligence ». Il note que si les définitions varient les objectifs du renseignement demeurent relativement stables. Ainsi chaque ouvrage s’inscrivant dans le champ des IS commence par une discussion autour de cette recherche impossible et avance une définition. Mark Lowenthal dans son manuel de référence propose une définition plus ou moins consensuelle : « Le renseignement est le processus par lequel différents types d’informations importantes pour la sécurité nationale sont ciblés, collectés, analysés et fournis aux décideurs politiques ; le produit de ce processus ; la sauvegarde de ce processus par des opérations de contre-espionnage ; la mise en place d’opérations requises par les autorités légales » (Lowenthal, 2008 :8).
Bonjour, excellent article !
C’est « ère de la terreur’ (et non pas aire, sinon la traduction serait plutôt « zone de la terreur »).
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Oups, en effet, c’est corrigé. Merci de votre attention
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